TROUBLES DANS LE MONASTÉRE.
XII° Siècle. — Depuis son rétablissement, au IX° siècle, le monastère était demeuré sous la dépendance de l'abbé de St-Pierre-de-Sens, qui y exerçait le droit de visite , imposait des règlements et confirmait la nomination des doyens. En 1096 , au mois de juillet, Hermuin, abbé de St-Pierre-le-Vif, mourut à Mauriac dans le cours de sa visite; il fut remplacé par Arnaud. Ce dernier, voyant que les liens qui unissaient le monastère de Mauriac à l'abbaye de Sens tendaient à se relâcher; que les religieux de Mauriac cherchaient à se soustraire à la dépendance de St-Pierre-le-Vif et à s'affilier à la Chaise-Dieu ou à Cluny , se rendit à Rome, muni de lettres de recommandation des archevêques de Sens et de Lyon et d'Hugues, abbé de Cluny , et il obtint du pape Paschal une bulle qui confirmait tous les privilèges de l'abbaye de St-Pierre et plaçait ses possessions sous la protection du siége apostolique ; elle est datée du 4 des ides de novembre, indiction 2°, la cinquième année du pontificat de Paschal second, correspondant à l'année 1104. Nous donnons la traduction de la partie de cette bulle qui concerne le monastère de Mauriac, d'après la copie qui nous a été adressée par M. Quantin: « Nous voulons que le monastère établi à Mauriac, en Auvergne, avec toutes ses possessions, demeure à perpétuité sous la juridiction (sub jure) et dans la dépendance (sub ditione) de votre monastère (la bulle est adressée à l'abbé de St-Pierre). Nous faisons défense à tout homme de troubler ledit monastère dans ses possessions, de les lui enlever, de retenir les choses données ou offertes, de les diminuer, d'exercer contre les religieux de téméraires vexations, voulant que le tout soit conservé intégralement sous le gouvernement et pour l'usage de ceux auxquels ces choses ont été concédées. »
Muni de cette bulle, Arnaud se rendit, au mois d'avril suivant, en la ville de Troyes où Richard , évêque d'Albano, tenait un concile. Il y fut donné lecture de la bulle du Saint-Père; les privilèges qui y étaient contenus furent confirmés par tous les assistants. Arnaud obtint encore la déposition de Gausbert, doyen de Mauriac et moine de la Chaise-Dieu, qui s'était montré désobéissant et rebelle, et il le remplaça par un religieux de son abbaye, appelé Pierre de St-Baudry ou Baudier (de sancto Balderio).
L'abbé avait pris un doyen de son choix; la dépendance du monastère de Mauriac avait été confirmée par une bulle du Souverain-Pontife; il semblait donc que tout germe de discorde était éteint; il n'était pas présumable que ce même doyen choisi par Arnaud manquât à l'obéissance qu'il lui devait, prit pour complices de sa révolte la noblesse du pays et le peuple de Mauriac, et trouvât dans J'autorité diocésaine, sinon une protection ouverte, du moins une force d'inertie qui paralysait l'action de l'abbé de St-Pierre. C'est cependant ce qui arriva. La désobéissance se transforma en révolte, le sang coula, l'église du monastère fut interdite ; l'excommunication vint frapper les complices du doyen, et il ne fallut rien moins que la double puissance du roi et du légat du Saint-Siége pour rétablir l'ordre si profondément troublé. Le moine Clarius, témoin de ces graves événements, les a racontés avec détail dans sa Chronique de St-Pierre-le-Vif-de-Sens, sous les années 1109 et 1110. Nous reproduisons sa narration, en empruntant la traduction de M. Adolphe Michel (Ancienne Auvergne, t. 1, p. 209). Nous n'aurions pas pu faire aussi bien.
Un chapelain de Mauriac avait eu les yeux arrachés par ordre du doyen, Pierre-de-Saint-Baudier, supplice affreux qui lui avait été infligé par un pur esprit de vengeance. Ce malheureux prêtre, quelque temps auparavant, était allé à Sens pour dénoncer à l'abbé l'inconduite et les mauvais procédés du doyen et de ses moines, et pour lui demander justice sur les griefs dont il avait à se plaindre personnellement. L'abbé Arnauld, ayant reconnu que ces réclamations étaient fondées, avait envoyé l'ordre au doyen de faire au chapelain toutes les réparations qui lui étaient dues. Le doyen avait répondu à cette injonction en faisant saisir le malheureux prêtre par les hommes d'armes du château de Claviers, qui le jetèrent dans un cachot et lui firent subir la cruelle opération dont nous avons parlé.
« C'était un audacieux défi jeté à l'autorité de l'abbé de St-Pierre, une manière aussi insolente que barbare de briser le joug qui rattachait le monastère auver-" gnat à l'abbaye franque, et de proclamer l'indépendance du premier. Arnauld, en apprenant la conduite du doyen de Mauriac, en comprit toute la portée; il se rendit en toute hâte à Cluny, où séjournait alors le légat apostolique, Richard, évêque d'Albano; il invoqua l'intervention de son autorité pour faire rentrer dans le devoir le doyen révolté et les moines associés à sa révolte. Le légat donna aussitôt mission à l'évêque de Clermont de ramener ces fils rebelles de l'église tous le joug de l'obéissance canonique, en les frappant du glaive de l'EspritSaint. Quant aux auteurs de l'acte de barbarie commis sur la personne du chapelain, les laïcs devaient être excommuniés et les clercs interdits.
L'évêque ne se pressa point d'obtempérer à ces prescriptions du légat, ce qui obligea l'abbé de Saint-Pierre de venir à Mauriac et de tenter un moyen de conciliation. L'affaire fut déférée à un conseil de famille, composé de dignitaires de l'ordre de Saint-Benoit, savoir : l'abbé de Saint-Géraud, d'Aurillac ; celui de Saint-Martin, de Tulle, et Raoul, prieur de la Chaise-Dieu. Le doyen se présenta devant ce tribunal, escorté d'un grand nombre de chevaliers et de laïcs. L'archiprêtre, Pierre de Saignes, qui avait reçu les instructions secrètes de l'évêque, lui servait de conseil; il lui suggéra de décliner la compétence des arbitres et de réclamer le jugement de l'évêque. L'abbé, s'appuyant des antiques privilèges de son ordre, combattit avec force ce déclinatoire; mais le doyen s'étant retiré, Arnaul le déclara contumace et rebelle, ainsi que ses adhérents, et leur défendit de rentrer dans le monastère.
s Le doyen et ceux des moines qui s'étaient associés à sa révolte (la chronique que nous suivons assure qu'ils n'étaient qu'au nombre de quatre), ne rentrèrent pas moins dans le cloître; et s'ils en sortaient, c'était pour tenir des conciliabules avec les seigneurs de Claviers, de Montclar, de Salers et de Scorailles, que le doyen avait mis dans ses intérêts, en promettant de les enrichir aux dépens du prieuré de Mauriac. Ils arrêtèrent entr'eux d'emprisonner l'abbé, de tuer ses gens et de s'emparer de ses équipages; car un abbé voyageait alors avec tout l'attirail d'un grand seigneur. Ce plan résolu, ils n'attendaient plus qu'une occasion favorable pour l'exécuter.
Cependant, l'abbé cédant aux instances des moines demeurés fidèles à l'obéissance, avait nommé et installé un autre doyen : c'était Robert de Capsane, prieur d'Orcet, autre dépendance de l'abbaye de Saint-Pierre-le-Vif. Cette mesure amena l'explosion du complot ourdi par les partisans de Pierre de St-Baudier, Le dimanche de la Septuagésime (1110), après la messe, l'ancien doyen, à la tête d'une multitude de gens de guerre et de gens du peuple, tous armés, se précipite vers le monastère. Une brèche est faite au mur d'enceinte; l'entrée du cloître est forcée, et cette foule furieuse se répand dans toutes les parties de l'habitation claustrale, cherchant et l'abbé et le nouveau doyen et les moines venus de France, c'est-à-dire de l'abbaye-mère, pour assouvir sur eux leur fureur; mais tous s'étaient échappés par une issue secrète. Les perturbateurs, trompés dans leur attente, sortent tumultueusement du cloître et rencontrent enfin ceux qu'ils cherchaient, réunis devant la chapelle de Saint-Benoit, assis et délibérant. A leur approche, le nouveau doyen informé qu'ils en voulaient particulièrement à sa vie, se retire en toute hâte dans la chambre de l'abbé et en ferme solidement la porte derrière lui. Ces forcenés entourent l'abbé et ses moines restés dehors, et vocifèrent contre eux des menaces et des injures; puis, se ruant sur ces hommes vénérables et sans défense, ils les saisissent .par les capuchons de leurs cueillies, les secouent, les frappent indignement du plat de leurs épées, sans, toutefois, leur faire aucune blessure. Mais le doyen n'est pas là, le doyen qu'ils ont voué à la mort : ils découvrent la retraite qu'il s'est choisie, et toute leur fureur se tourne aussitôt de ce coté. Ils essaient d'enfoncer la porte; elle résiste à tous les efforts ; quelques-uns plus ardents grimpent sur le toit, en arrachent les tuiles et pratiquent une ouverture qui leur permet de plonger leurs regards jusqu'au fond de la pièce où s'était enfermée leur tremblante victime. Une énorme pierre est jetée par cette ouverture ; elle devait écraser le doyen, elle n'écrase qu'un bahut où se trouvait renfermé le reste de l'argent que l'abbé avait apporté pour son voyage, et dont les perturbateurs firent leur proie. L'un d'eux apercevant Robert de Capsane tapi dans un angle de la chambre, lui lance à la tête, et de toute la force de son bras, le bâton dont il était armé. Le projectile atteint le doyen au menton et le met tout en sang. Alors, lui, ramassant toute son énergie, prend le parti de sortir d'une retraite qui ne lui offre plus aucune sûreté; il ouvre la porte de la chambre; puis, armé du bâton même qui l'avait blessé, les yeux menaçants, et fulminant d'âpres paroles, il s'ouvre un passage à travers la foule des perturbateurs étonnés. Il entre dans l'église par la porte claustrale, monte dans la tour qui servait de fortification à l'église, après en avoir fortement fermé la porte en dedans. Il trouve au sommet de cette tour un grand nombre de religieux qui s'y étaient déjà réfugiés.
Cependant, les ennemis du nouveau doyen s'étaient précipités à sa poursuite, et, trouvant toutes les portes fermées devant eux, ils avaient escaladé les murailles du cloître et les galeries extérieures de l'église, renversant ou brisant tout ce qui s'opposait ù leur passage. Ils étaient ainsi arrivés à l'entrée de la tour; mais, désespérant d'en pouvoir enfoncer la porte, ils en approchaient le feu pour la brûler lorsqu'un des partisans de l'abbé, armé d'une lance, se précipite sur un des serfs du prieuré, plus acharné qu'aucun autre à cette œuvre diabolique, et lui enfonce sa lance dans le côté. Cet acte de vigueur effraya tellement les assaillants, qu'ils laissèrent là leur entreprise et se sauvèrent en tumulte. Au même instant, une pierre lancée du haut de la tour atteignit et renversa une femme qui accourait apportant un casque à son fils, activement occupé en ce moment à démolir l'église. Cette femme se faisait remarquer entre toutes par son exaltation furieuse : « Frappez, tuez, brûlez ces Francs! » criait-elle de toutes ses forces, quand elle fut atteinte d'un projectile tombé de la tour; elle ne survécut que peu de jours au coup qu'elle avait reçu Or, son fils était un de ceux qui avaient traîtreusement saisi et conduit en prison le malheureux chapelain auquel l'ancien doyen avait ensuite fait arracher les yeux.
Jusqu'à présent, les pertes les plus sensibles étaient du côté des perturbateurs; aussi, leur ardeur se ralentit elle tout-à-coup, et finirent-ils par se disperser, n'ayant obtenu d'autres résultats de leurs violences que quelques dégâts matériels.
Par suite de ces événements, et à cause des profanations dont le monastère avait été le théâtre et du sang dont il avait été souillé, l'église avait dû être interdite, et on avait cessé d'y célébrer l'office divin. L'abbé envoya deux de ses religieux vers l'évêque pour le prier de venir réconcilier son église. Ce prélat, souvent obligé de se mettre en campagne, dirigeait alors une expédition militaire à trois journées au-delà de Clermont. Les envoyés de l'abbé de Saint-Pierre le rejoignirent sous la tente; mais il refusa d'obtempérer à la requête do l'abbé et de réconcilier l'église du prieuré. Il accorda seulement que les moines pourraient célébrer l'office divin dans l'oratoire de Saint-Benoit, sans le son des cloches, et dans la chapelle de Sainte-Marie, avec les cloches, dans les jours de grande solennité.
Cependant, comme on l'a vu, l'émeute s'était apaisée et le champ de bataille, en définitive, était resté aux partisans de l'abbé. Or, les habitants de Mauriac, craignant pour eux les conséquences de son ressentiment, car il pouvait attirer sur eux les foudres du Vatican et la puissance du roi de France, demandèrent à faire la paix avec lui. Ils offrirent de se soumettre à telles réparations qui seraient jugées convenables par Ebles, vicomte de Ventadour, et par quelques autres barons qu'ils lui nommèrent, lesquels se réuniraient à d'autres arbitres qu'il plairait à l'abbé de désigner. Arnauld accepta ce compromis. Les arbitres, choisis de part et d'autre, s'assemblèrent et déterminèrent d'un commun accord les réparations qui devaient être faites à l'abbé ; mais ceux de Mauriac les trouvèrent si exorbitantes qu'ils refusèrent d'y souscrire , malgré la parole qu'ils avaient donnée avant le compromis. Quoi qu'il en soit, Arnauld quitta Mauriac sans avoir obtenu aucune satisfaction et vint droit à Clermont. Il n'y trouva pas l'évêque; mais, comme il n'était que trop fondé à ne pas attendre de lui un concours bienveillant, il crut devoir s'adresser à la puissance séculière, qu'il trouverait peut-être plus favorable. Arnauld s'adressa donc à la comtesse douairière d'Auvergne, administrant le comté en l'absence de Guilhaume VI, son fils, qui, selon notre chronique, se trouvait alors en pèlerinage à Rome.
La comtesse accueillit très-bien l'abbé de St-Pierre ; mais, quand au sujet de sa visite, elle se borna prudemment à lui conseiller de se rendre au château d'Evaux, en Combraille, où il trouverait réunis en synode, sous la présidence du légat apostolique, l'archevêque de Bourges, métropolitain de l'évêque d'Auvergne, ce prélat lui-même, l'archevêque de Bordeaux et l'évêque d'Angoulême. Il ne pouvait trouver une meilleure occasion de faire retentir sa plainte et d'obtenir justice, tant contre les ennemis de l'église de Mauriac que contre l'évêque d'Auvergne. » L'abbé suivit ce conseil et se rendit à Evaux. Quand il eut exposé ses griefs au sein du synode, le légat et les autres pères reprochèrent vivement à Pierre-le-Roux sa désobéissance aux prescriptions apostoliques qui lui avaient été notifiées, et lo déni de justice dont il s'était rendu coupable envers l'abbé de St-Pierre. Ils déclarèrent, en outre, que tous les engagements pris au préjudice de l'église de Mauriac par l'ancien doyen, sans le consentement de l'abbé et du chapitre claustral, étaient abusifs, caducs, et devaient être annulés.
L'évêque d'Auvergne s'excusa du mieux qu'il put sur le passé, et promit, pour l'avenir, de faire pleine et entière justice à l'abbé. Il l'engagea à se retirer dans son prieuré d'Orcet, où il lui ferait prochainement connaître l'époque de son arrivée dans le haut-pays, et lui assignerait un jour pour l'entendre en présence de ses adversaires et pour faire droit, selon l'équité, à ses réclamations.
L'abbé se retira donc, plein de confiance, au prieuré d'Orcet; mais l'évêque ne fit rien de ce qu'il avait promis. Las de l'attendre inutilement et apprenant qu'il était venu clandestinement dans la montagne, Arnauld quitta Orcet et se dirigea vers le château de Charlus, qui était alors du domaine de l'évêque et oû il espérait le rencontrer. Au-dessous du château, au fond de la vallée de la Sumène, est le village de Bassignac, dont l'église était une propriété de l'abbaye de St-Pierre ; c'est là que l'abbé vint prendre gîte. Mais il y apprit que l'évêque n'était pas à Charlus, et que, cherchant à éviter sa rencontre, il avait pris une autre route pour rentrer dans sa ville épiscopale. L'abbé ne voulut pas poursuivre plus loin et revint de Bassignac à Mauriac, où il attendit encore l'évêque toute une semaine. Pendant son séjour, le vicomte de Ventadour et quelques autres seigneurs du pays essayèrent, mais inutilement, d'amener les bourgeois à quelque composition et de les réconcilier avec l'abbé. Celui-ci, qui, sans doute, ne se trouvait pas suffisamment en sûreté à Mauriac, se retira de nouveau à Orcet, à travers les neiges et par des chemins affreux; car l'hiver sévissait encore dans toute sa force dans ces âpres contrées, bien qu'on fût déjà à la fin de mars. De là, il envoya de nouveaux messagers à l'évêque pour le mettre en demeure de lui faire enfin justice, conformément à ses promesses et aux injonctions qui lui avaient été faites dans le synode d'Evaux; l'évêque répondit par un refus formel.
Dès que cette réponse lui eut été rapportée, l'abbé quitta Orcet pour aller se plaindre au métropolitain. Il arriva à Bourges en cinq jours de traite.
D Arnauld obtint de l'archevêque de nouvelles lettres pour son suffragant de l'Auvergne; mais, persuadé que ces lettres ne seraient pas plus efficaces que les précédentes, il se rendit près du roi, à Orléans, après avoir célébré les fêtes de Pâques dans l'abbaye de Fleury-sur-Loire. Il exposa au monarque les outrages et les violences qu'il avait subis de la part des gens de Mauriac; il se plaignit amèrement de l'étrange conduite de l'évêque de Clermont qui, sans tenir aucun compte des lettres royales qu'il lui avait déjà remises, non seulement n'avait rien fait pour le secourir, mais paraissait, au contraire, de connivence avec ses ennemis. Le roi se montra fort ému et fort courroucé tout à la fois. Il fit rédiger immédiatement, à l'adresse du prélat de l'Auvergne, des lettres foudroyantes par lesquelles il lui mandait qu'il avait appris , avec autant d'étonnement que de déplaisir, ses procédés peu bienveillants à l'égard du prieuré de Mauriac, qui était du domaine royal et une chapelle des rois Francs; qu'il lui enjoignait d'en agir tout autrement à l'avenir, et que, s'il avait des explications à donner ou des griefs à faire valoir contre l'abbé de Saint-Pierre, il eût à se présenter devant la cour du roi.
» Muni du diplôme royal, l'abbé se rend encore à Langres, où se trouvait alors le légat. Le délégué de Rome reçoit ses nouvelles doléances et lui remet un nouveau bref pour l'évêque récalcitrant. Un religieux de Mauriac, nommé Rigaud, qui avait accompagné l'abbé dans toutes ses courses, fut chargé de porter à Clermont toutes ces lettres itératives du légat, de l'archevêque de Bourges et du roi de France. Il y arriva dans la semaine des Rogations- L'évêque reçut les lettres dont Rigaud était porteur, et, devant des injonctions si pressantes et si précises, il sentit qu'il n'y avait plus qu'à obéir. Il promit donc formellement de faire tout ce qui lui était prescrit. En effet, le samedi après l'Ascension il se mit en route pour les montagnes, arriva à Mauriac, et le lendemain, dimanche, il réconcilia l'église du monastère. Mais au lieu d'excommunier en masse, comme le légat et son métropolitain le lui avaient prescrit, tous les fauteurs laïcs des désordres passés, il n'en excommunia qu'une partie, c'est-à-dire ceux-là seulement qui, formant la faction du doyen déposé, refusaient de restituer les biens du prieuré qu'il leur avait engagés ou qu'ils avaient usurpés. Quant à ceux qui étaient seulement coupables d'injures et de violences envers la personne du nouveau doyen, il refusa de les excommunier, malgré tout ce que put faire l'envoyé de l'abbé pour qu'il donnât cette juste satisfaction à l'église de St-Pierre.
» Ce moine se sépara de l'évêque en protestant vivement contre ce nouveau déni de justice, et se remit en route pour aller rendre compte à son abbé du résultat imparfait de sa mission. Il alla prendre gîte à Mauzac, qui était une abbaye de son ordre; et comme par une faveur toute spéciale de Dieu, dit le chroniqueur, il y rencontra le légat Richard, qui so rendait dans le Languedoc pour présider un concile qu'on devait célébrer prochainement à Toulouse, le moine de Sens raconta comment les choses venaient de se passer à Mauriac, et comment les injonctions qu'il avait portées de la part du légat à l'évêque d'Auvergne n'avaient été qu'incomplètement exécutées. Richard se rendant à Clermont pour y célébrer la fête de la Pentecôte et y présider un synode du diocèse convoqué par l'évêque, emmena avec lui le moine Rigaud et l'introduisit dans le synode pour, qu'en présence de tout le clergé de la province, il pût exposer sa plainte. Après que l'envoyé de l'abbaye de Sens eut été entendu, le cardinal-légat demanda sévèrement à l'évêque pourquoi il ne s'était pas conformé plus scrupuleusement aux prescriptions apostoliques, et pour quels motifs il s'obstinait, contre toute raison, à refuser à l'abbé et à l'église de St-Pierre toute la justice qui leur était due, et il le somma une dernière fois d'excommunier sans exception tous ceux de ses diocésains qui avaient troublé la paix du prieuré et profané l'église de Mauriac. Bon gré mal gré, l'évêque s'exécuta et formula, séance tenante, la sentence d'excommunication dans les termes qui lui étaient dictés. A son tour. le légat, au nom du Saint-Siège et en vertu des pouvoirs qui lui étaient conférés, fulmina l'anathème contre ceux d'Escorailles, de Salers, de Montclar et les bourgeois de Mauriac qui refusaient d'obéir à l'abbé et au doyen de St-Pierre. » Ses lettres à cet effet ayant été rédigées et scellées, il les remit au moine Rigaud et ajouta de vive voix, parlant toujours comme délégué de l'autorité apostolique, qu'a l’avenir, l'abbé de St-Pierre et ses successeurs ne pourraient choisir le doyen de Mauriac que parmi les religieux de l'abbaye-mère ou du prieuré même. Cette parole fut dite en présence de l'évêque ct d'un grand nombre d'assistants. Le légat eut, d'ailleurs, le soin d'informer l'archevêque de Sens de cette disposition, en l'invitant à tenir la main à son exécution en ce qui le concernait.
Quelques mois après, c'est-à-dire dans les premiers jours du mois d'octobre, le même légat présida un concile qui fut célébré dans l'abbaye de Fleury-sur-Loire, et où se trouvèrent les métropolitains de Sens, de Reims, de Tours et de Bourges, avec les évêques et les abbés do leurs provinces. Dans ce concile furent confirmées les excommunications prononcées dans le synode de Clermont, et l'on profita de la présence de l'évêque d'Auvergne et de l'abbé de St-Pierre pour les réconcilier.
« Ainsi se termina cette affaire qui avait agité le pays pendant deux ans, mis en émoi le clergé et le peuple, nécessité l'intervention du roi de France et du mandataire de la cour de Rome, et occupé plusieurs conciles. »
Le moine Clarius laisse ignorer les causes locales qui avaient entraîné toute la population laïque, noble, bourgeoise et serve, à soutenir le doyen dans sa révolte. La première de toutes était sans doute la haine héréditaire des Aquitains contre les Francs. C'est au cri de percutite, occiditle, ardete Franco iltos, « frappez, tuez brûlez les Francs, » que le peuple poursuivait les partisans de l'abbé de Sens. Le pays supportait impatiemment la domination d'un abbé étranger, qui n'avait avec lui aucun rapport de nationalité, aucune communauté d'affection et d'intérêt, et qui était impuissant à le protéger. Les religieux saisissaient toutes les occasions de se soustraire à une obéissance insupportable pour eux.
L'ordre de Cluny était alors dans toute sa puissance; l'abbaye de la Chaise-Dieu, dont la fondation était récente, voyait chaque jour son influence s'étendre, principalement en Auvergne, par l'affiliation d'un grand nombre de prieurés. Le monastère de Mauriac, qui ne pouvait pas prétendre à une indépendance absolue, avait montré sa préférence pour la Chaise-Dieu en choisissant son doyen parmi les moines de cette abbaye. Au moment où la lutte entre Sens et Mauriac était la plus animée, on proposa à l'abbé Arnaud, pour tout pacifier, de remplacer Pierre de St-Baudier par un moine do la Chaise-Dieu ou de Cluny; mais l'abbé repoussa cette proposition, prévoyant, dit le chroniqueur, que ce serait la perte de ce lieu; plus tard, lorsque le légat eut donné une satisfaction complète à l'abbé Arnaud, le chroniqueur n'oublie pas de constater que le légat défendit qu'à l'avenir le doyen fût pris dans un autre monastère que ceux de Sens ou de Mauriac, et cette défense fut renouvelée en présence des évêques et de tous les assistants. On le voit donc, en demandant pour doyen un moine de la Chaise-Dieu, le monastère de Mauriac voulait s'affranchir de l'obéissance qu'il devait à l'abbé de Sens, en s'affiliant à une puissante abbaye. L'abbé de Sens le comprit et soutint son droit avec une persistance et une fermeté qui finirent par triompher de toutes les résistances.
Quoique la dépendance du monastère de Mauriac eût été consacrée par les actes les plus solennels, les abbés de Sens redoutant toujours cet esprit d'indépendance qui avait été comprimé plutôt que détruit, obtinrent dans le cours du XII° siècle des bulles de confirmation des papes Honorius II, Innocent II, Luce II, Alexandre III et Luce III Ces bulles sont conçues dans les même termes que celles de Paschal II, dont nous avons cité un passage.