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 X. MISSION DANS LA PLANEZE

De toute cette période, émerge le souvenir d'une aventure de quatre jours, riche en besogne. Le 20 Juillet, nous sommes prévenus qu'une section devra convoyer dans la nuit du matériel pour les F.T.P. du haut Cantal, dans la région de Thiézac; j'en suis, content de profiter d'une sortie, mais pas tellement emballé par cette mission ingrate, qui ne comporte pas même un petit sabotage; le soir, nous montons au terrain, et attendons la voiture qui doit arriver vers neuf heures, sous une tente qui nous abrite tant bien que mal d'un orage épouvantable. A onze heures et demi, - nous allions redescendre -, la camionnette arrive : c'est la petite Peugeot MK pas même bâchée, dans laquelle nous entassons armes, munitions, et matériel de sabotage, si bien qu'elle est remplie avant que nous ayons pris place; aussi ne partons-nous qu'à six; trois des élus ne sont pas du voyage : ils s'éloignent avec force protestations! Nous nous juchons comme nous pouvons, entre les sacs de mitraillettes et de plastic et nous voilà partis, assez inquiets d'être obligés de rester plusieurs heures dans nos positions inconfortables; par chance, le carburateur de la Peugeot est bouché, nous nous arrêtons cinq ou six fois pour faire les sept kilomètres qui nous séparent de Maulesse, hameau abandonné où sont installés service auto et intendance. Là, nous changeons de véhicule, et le Saurer Diesel, un cinq tonnes qui roule à merveille, nous échoit. Transbordement du matériel et départ définitif, il est déjà près de deux heures. Le lieutenant de Bourbon, qui nous accompagne, prend place dans la cabine; nous restons sur la plate-forme; deux F.M. sont braqués, qui protègent notre précieuse camelote; il ne pleut plus, mais des nuages lourds roulent très bas. Le Saurer nous emmène à 60 kms à l'heure à travers des paysages familiers, puis bientôt nous entrons dans l'inconnu, droit vers l'Est, contournant Aurillac par le Sud. Le faisceau des phares n'éclaire plus que des chemins boueux et étroits, routes de traverses, qui sont sensées raccourcir notre itinéraire, et surtout nous faire éviter les routes nationales. Oh! la griserie de cette nuit! Equipe en mission, seule dans le silence de la campagne endormie, les cheveux dans le vent qui nous cingle et nous tient bien éveillés; les F.M. qui guettent la proie peut-être cachée après ce virage. Je pense aux paroles de Saint-Exupéry dans "l'ilote de guerre" : "Le goût du risque n'est qu'une exaltation de la vie en face de la mort". Comme cela est vrai! Supprimons le danger qui nous menace à chaque tour de roue, et ce voyage deviendra affreusement banal et fastidieux; et cependant, ce n'est pas ce danger qui nous excite, mais bien cette intense joie de vivre que nous ressentons d'autant plus vive dans cet air frais, au sein de cette nature hostile.

Il est déjà jour depuis plus d'une heure lorsque nous arrivons en vue de la vallée de la Cère, après un assez long parcours sans mauvaise rencontre sur une nationale. Nous découvrons au-delà de la nuit ce paysage montagneux, bien plus séduisant que nos collines tourmentées et nous avons un peu l'impression d'être en vacances! Un casse-croûte copieux dans une ferme nous fait oublier un moment la fatigue du voyage; puis le foin accueillant d'une grange nous plonge bientôt dans un sommeil réparateur. Repas, promenade, la journée se passe. Les armes ont été déchargées, reste le matériel de sabotage; nous apprenons qu'il doit être utilisé dans la nuit même et que les F.T.P. sont profanes en la matière; nous devons donc participer à l'opération. Joie! Le voyage se prolonge, l'aventure va commencer. Nous ne sommes pas du tout pressés de rentrer. A la nuit, nous repartons et atteignons à Thiézac la route du Lioran, l'unique route qui relie les deux versants du col, et qui est empruntée à la fois par les boches et le maquis. Le jeu consiste à ne pas s'y rencontrer. Avant le tunnel, nous embarquons les F.T.P. La traversée du tunnel, près de deux kilomètres..., une certaine sensation de malaise il ne ferait pas bon y rester bloqués... la descente en lacets, en bas Murat, puis Neussargues; là, nous nous dirigeons vers Allanche, nous nous arrêtons dans un bourg pour préparer les charges... et nous apercevoir que nous manquons de Bickford et de chatterton! Nous retournons à Neussargues, réveillons le chef de la Résistance; une fenêtre s'allume : "Qui est là ? - F.F.I. - Je descends". Cinq minutes se passent, la fenêtre est restée allumée. Après dix minutes d'attente infructueuse, nous partons. Le lendemain, nous avons appris que cet homme avait déjà été inquiété par des visites nocturnes moins recommandables que la nôtre, et que, nous ayant pris pour des G.M.R. à cause de nos casques, il s'était enfui par son jardin après avoir été sur le point de nous lancer une grenade ! Impossible d'effectuer notre travail cette nuit ! Nous gagnons un petit village en pleine planèze, et là, dans une immense grange, nous nous endormons. Le jour nous fait voir un gros hameau aux fermes trapues, noyé dans la pluie; les croupes molles du paysage disparaissent dans les nuages; on se croirait en Novembre... Des doubles portes aux maisons attestent la rigueur du climat. Nous sommes répartis par groupes de cinq dans les fermes pour déjeuner. Nous nous trouvons chez une très sympathique petite vieille qui est aux petits soins pour nous et qui je pense, n'a pas gardé un mauvais souvenir des terroristes ! L'après-midi, nous initions les F.T.P. aux secrets du sabotage, préparons les charges, et la nuit nous trouve prêts au départ, nuit chargée de travail s'il en fut ! A l'entrée de Neussargues, nous laissons une première équipe chargée du sabotage de la ligne de Bort-Clermont, qui descend avec tout son matériel, charges et Cordtex en bandoulière.

Et nous filons à Saint-Flour. A Saint-Flour, il y a des boches : d'après certains, deux cents, d'après d'autres, vingt mille ! Difficile de connaître la vérité ! A douze kilomètres de la ville, nous nous arrêtons, déposons une seconde équipe qui va faire sauter les rails entre Neussargues et Saint-Flour, et arrivons à Talizat, où se trouve une sous-station électrique, notre troisième objectif. Le camion nous dépose à pied d'œuvre, à côté de la gare; nous frappons à la centrale, sans résultat; renseignements pris, il faut s'adresser à l'ingénieur qui habite une maisonnette à deux cents mètres; là non plus, nous n'obtenons pas de réponse; il est plus de minuit, et tout le monde dort; après avoir en vain tambouriné pendant cinq minutes, il nous faut employer les grands moyens : nous cassons un carreau et pénétrons dans la maison pour trouver notre homme et sa femme enfin réveillés et plutôt apeurés; après de courtes explications, la clé de la sous-station nous est confiée sans difficulté, sans que nous ayons eu à exhiber nos armes.

Retour à la centrale; nous y trouvons les deux veilleurs qui nous expliquent complaisamment ce qu'il faut faire sauter; nous leur faisons la leçon : lorsque la police viendra enquêter, n'oubliez pas de dire que vous nous avez pilotes, le Colt dans le dos !" Ils acquiescent en riant. Et maintenant, au travail. Nous allons faire sauter les trois bacs à huile; trois charges, trois opérateurs : de Bourbon, mon vieux copain Audebert, de Pers, dont les parents, instituteurs et secrétaires de mairie, ont fourni à la Résistance nombre de cartes d'identité, d'alimentation, et de certificats de travail, et moi. Nous partageons le Bickford : vingt centimètres chacun, soit vingt secondes pour déguerpir pour aller nous abriter derrière la gare, après avoir parcouru près de cent mètres en enjambant rails, plaque tournante et le quai ... Il s'agit de garder son sang-froid. Les charges sont posées; il reste à allumer : prêts ? Nos trois voix se répondent, les allumettes craquent ... Comme la nuit est douce... Loupé ! Par un hasard étrange. nous avons manqué tous trois la phase décisive de l'opération. Prêts ? Cette fois, ça y est. Nous fonçons dans la nuit, - quel meilleur stimulant pour une course de fond que l'explosion qui nous menace ? Jamais nous n'avons couru si vite de notre vie. Nous avons à peine atteint la gare que l'éclair jaillit, suivi de l'explosion qui retentit, extraordinairement violente dans la nuit, accompagnée du cliquetis des fils qui s'entrechoquent. Nous assistons maintenant à un spectacle féerique : pendant près d'une minute, les abords de la gare sont embrases d'une lumière violette, très crue; et puis le silence, de nouveau, s'appesantit sur nos méfaits, et les ténèbres cachent une vision de destruction. Le camion nous emmène maintenant par une route étroite et sinueuse vers Massiac; nous traversons un hameau ou le chemin se fait si étroit que notre Saurer a peine à passer sans heurter les maisons. A Fermières, je descends avec quelques F.T.P, pendant que d'autres se dirigent vers Molonpize où les attendent les pylones 211 et 212.. Munis de nos charges, nous cheminons le long du ballast: demain, aucun train ne circulera sur la ligne de Clermont par Arvant... La voie est resserrée entre un talus à pic, à droite, et le ravin au fond duquel coule l'Alagnon, à gauche; gênant pour se planquer en attendant les explosions. Nous posons les charges. Quel sale boulot ! Une lampe de poche qui éclaire à peine; des nuages qui cachent une faible lune; très peu de Bickford, peu d'allumettes, à peine de chatterton; il faut retirer celui qui entoure les charges pour fixer le détonateur à l'amorce; je pense à André, si méticuleux dans son travail... Nous posons nos charges, de cent mètres en cent mètres. Déjà plus de trois heures, il faut se dépêcher pour terminer avant le jour.

Depuis longtemps, des explosions répétés nous avertissent que nos camarades ne restent pas inactifs. Nous imaginons les réflexions des paisibles donneurs réveillés en sursaut, celles des boches de Saint-Flour... Daigneront-ils venir voir ce qui se passe ? Une quinzaine de charges sont maintenant posées. Nous faisons demi-tour, et en revenant vers Ferrières, laissons un gars auprès de chaque rail plastiqué qu'il fait sauter lorsque nous avons atteint le suivant : l'un de nous rejoint avec une seule chaussure : ayant perdu l'autre, il n'a pas pris le temps de la ramasser et a couru avec un pied nu sur les pierres du ballast ! Certains, trop inexpérimentés, ne parviennent pas à mettre le feu au Bickford, aussi ai-je allumé maintes charges pendant cette nuit. N'ayant que dix centimètres de Bickford, nous courons jusqu'à ce que jaillisse l'éclair annonciateur de la rupture de la voie. Une fois, un morceau de rail brisé qui ricochait sur le ballast, m'a frôlé l'oreille; aussi, par la suite, me suis-je sagement aplati contre les cailloux. Ces opérations, répétées plusieurs fois, l'attente de, la détonation, la course, impliquent une tension nerveuse harassante. Et c'est avec soulagement que nous atteignons les premières maisons de Ferrières, après avoir provoqué quinze ruptures de la voie en une heure. Du bon travail. Bientôt, le moteur du Saurer se fait entendre. Il est quatre heures, et nous n'avons pas de temps à perdre: nous récupérons à Neussargues les deux équipes que nous avions laissées en chemin, et tous réunis, nous nous relatons nos exploits. Les pylônes de Molonpize n'ont pas sauté car ils étaient trop éloignés; ce sera le travail de la Résistance du lieu qui a reçu les consignes et le matériel nécessaire. Par contre, les deux postes d'aiguillage de la gare de Neussargues, grâce à l'initiative et au courage d'un de nos camarades, ont cessé d'exister. Au total, près de soixante dix destructions en quelques heures; soixante dix fois répétées ces explosions qui s'entendent à des lieues à la ronde... et des souvenirs d'une qualité telle que les mots sont impuissants à le dire. Que vont faire les boches de SaintFlour ? Certains d'entre nous s'attendent à les trouver à Murat, quatre F.M. et nombre de mitraillettes sont prêts à cracher, mais nous ne traversons qu'une ville silencieuse, et l'aube nous surprend dans la montée du Lioran-, il ne fait pas chaud à 1 100 mètres et la pluie et le vent nous tiennent bien éveillés. Nous laissons nos F.T.P. après le tunnel, et notre seule petite équipe atteint Thiézac à 6 heures 15 - les boches venus d'Aurillac y passent, paraît-il, généralement à 6 heures 30 aussi la descente a-t-elle été extrêmement rapide. Nous passons la journée dans la même grange qu'à l'aller après un crochet à Raulhac qui ne nous a rapporté, hélas 1 que deux paquets de "gauloises". Le tabac nous a terriblement manqué pendant toute l'expédition, et nous avons partagé avec du Bourbon de rares cigarettes et quelques mégots.

Enfin, le quatrième soir de notre aventure est le dernier. Départ à la nuit. A trois heures, nous atteignons Moulesse, en état d'alerte : les boches sont à Saint-Céré; nous sourions, n'ayant pas du tout l'esprit à prendre au sérieux ces menus soucis. Joseph, le frère de Bernard, sans doute trop amoureux de son matériel, nous agonit de sottises, car il croyait le camion perdu..., il reçoit quelques ripostes qui le ramènent à une plus saine conception des choses. A quatre heures, enfin, nous arrivons au camp. Oh ! la qualité des poignées de mains échangées avec les copains... les voilà, enfin ! tout s'est bien passé ? mais oui. bien sûr ! Et l'on s'endort, d'un sommeil bien lourd, sans trop se soucier de l'allemand qui rôde...

 

La seconde guerre