XII. OPÉRATIONS: LIORAN
Mais nous devons bien vite, trop vite, nous arracher à l'ivresse de la ville en délire. Après quelques baisers cueillis au passage, deux pastis avalés rapidement, il faut rejoindre le convoi qui s'ébranle vers le Lioran où sont bloqués les boches, car, après le tunnel, la route est coupée. Dans la campagne silencieuse sur laquelle tombe la nuit, nous retrouvons. semblable à ce qu'elle fut depuis des semaines, notre existence de combattants, l'esprit plein des scènes presque irréelles que nous venons de vivre. La nuit se passe à Vic-sur-Cère; un hôtel nous accueille; les tables, les chaises du restaurant, des chambres, des lits, des draps... Décidément, le maquis est bien mort ! Départ à sept heures. Nous nous arrêtons à quelques centaines de mètres du tunnel, où se sont terrés allemands et miliciens, quatre à cinq cents environ, ils défendent les abords de l'entrée du tunnel, échelonnés sur les pentes qui le surplombent. Nous recevons la mission de nous installer en face d'eux et d'occuper les crêtes, de manière à prévenir toute tentative de débordement; pendant que d'autres compagnies partent s'installer sur le versant droit de la vallée, à dix heures, nous commençons l'ascension qui doit nous mener au pied du Griou. Le soleil tape déjà dur, il nous faut ramper, chaque fois que le terrain est à découvert; la pente s'accroît au fur et à mesure que nous grimpons, à travers des bois et des taillis parfois fort denses: cela devient extrêmement pénible: la gorge sèche, nous haletons; les lèvres collées à une paroi rocheuse le long, de laquelle suinte un filet d'eau, nous donnent une éphémère sensation de fraîcheur. Nous ne sommes d'ailleurs pas tellement certains que l'ennemi n'occupe pas la crête où nous nous dirigeons. Et si, tapi derrière une broussaille un F.M. nous guette, quelles belles cibles nous lui offrons ! Heureusement, personne ne nous attend lorsque nous débouchons enfin du bois sur l'alpage qu'aucune cloche de vache n'égaie; les bergers ont fui avec leurs troupeaux. De bonnes positions sont facilement trouvées pour nos deux F.M. entre lesquels s'échelonnent les fusils. Les mitraillettes sont inutiles car les sentinelles de la Wehrrnacht, séparées de nous par une petite vallée aux flancs raides, sont à peu près à sept ou neuf cents mètres; pendant toute la journée, les F.M. seuls vont cracher, mais ne s'en priveront point; nous apercevons parfaitement dans les viseurs l'entrée du tunnel et aussitôt qu'une silhouette s'y dessine, une rafale la fait bien vite disparaître. Les boches d'ailleurs, ne paraissent guère combatifs et nos coups ne rencontrent guère d'écho. Vers cinq heures, un vrombissement nous fait lever les yeux. Oh ? La R.A.F. aurait-elle été prévenue ? Ouais ! nous sommes bientôt fixés : trois avions à croix noire tournoient au-dessus du col, et les fusées qu'envoient nos vis-à-vis leur désignent comme objectifs les bois situés vers la descente sur Murat, et bientôt nous distinguons les chapelets de petites bombes scintillants au soleil qui viennent arroser nos camarades en position à la sortie du tunnel. Nous nous étions sentis d'abord très honorés de recevoir la visite de la Luftwaffe qui avait pourtant bien d'autres chats à fouetter, en Normandie par exemple. Maintenant, c'est le coeur serré que nous assistons, impuissants, au bombardement de nos camarades. Cela dure près de trois quarts d'heure, pendant lesquels les trois zincs se relaient au-dessus de nous, virent et descendent en rase-mottes sur les bois. Aucun autre fait saillant ne se produit avant la fin de la journée et à la nuit tombante, nous recevons l'ordre de décrocher et de descendre. Bien que n'ayant reçu aucun ravitaillement, nous pensions rester en place, et, à la faveur de la nuit, nous rabattre plus près des boches, ou même nous diriger du côté de Murat pour empêcher tout départ de l'ennemi dans cette direction. Aussi nous comprenons mal qu'il nous faille abandonner la partie; l'absence du major Mac Pherson nous rend d'autant plus suspect l'intérêt de cette décision. Après un dîner copieux, enfin ! à Saint-Jacques-des-Blats. commence une équipée qui nous emmène de grange en grange, une suite d'arrêts et de départs que j'ai vécut épuisé par la fatigue, dans un état de somnolence extrême, si bien que je me suis éveillé le lendemain matin dans une traction du commando, casque sur la tête et musette en bandoulière, n'ayant jamais su comment j'y avais pris place.
Abandonnant définitivement le secteur du Lioran, nous partons monter une embuscade près de Raulhac, qui a pour but, paraît-il, d'arrêter éventuellement une colonne allemande de renfort venant du barrage de Brommat. Mais dans la journée, nous apprenons que boches et miliciens, après avoir hâtivement, pendant la nuit, réparé la route coupée, ont filé sur Murat. Grande est notre déception, et notre confiance envers le commandement diminue singulièrement. Nous étions tout de même au Lioran plusieurs compagnies F.F.I., quelques centaines d'hommes, et une manoeuvre hardie à laquelle nous nous serions prêtés d'enthousiasme, aurait certainement pu, avons-nous pensé, ne pas laisser échapper cette belle proie, prise dans lé tunnel comme dans une souricière. Une quarantaine de boches ont tout de même trouvé la mort dans cet engagement. Chez nous, quatre tués. Nous restons deux jours à Raulhac, attendant sans guère d'espoir que les boches viennent se jeter dans notre piège; de gros arbres, que nous avons fait sauter au plastic, barrent la route: sur les hauteurs qui la bordent, nous sommes échelonnés, paressant au soleil doux, parmi une campagne tranquille qui ne nous livre aucun ronflement de moteur.