Deux hommes, deux pelles et deux pioches, quelque part, en 1932, du côté de Mur-de-Barrez, dans le Nord Aveyron. Bernard Gonzalès est puisatier. Louis Matière, son neveu (1901-1978), a travaillé à l'atelier de mécanique de Carbonat, puis aux mines de Saint-Etienne.
Louis Matière est né le 7 juillet 1901 à Arpajon-sur-Cère. Son père, originaire de Normandie, et sa mère, née à Teissières-les-Bouliès, se sont rencontrés en Russie. A 31 ans, Louis Matière décide de se lancer dans les travaux publics. Les premiers chantiers d'adduction d'eau démarrent, et le formidable dénicheur d'opportunités qu'est déjà l'ancien mineur a compris qu’un énorme marché était en train de naître. En attendant, les deux hommes doivent piocher, encore piocher, au sens propre du terme.
A première vue l'épisode n'est pas des plus glorieux. En réalité, iI marque le début d'une belle aventure industrielle qui se poursuit de nos jours sous d'autres formes, en France, en Europe et dans le monde. Louis Matière deviendra un grand chef d'entreprise, et Bernard Gonzalès sera l'un de ses premiers chefs de chantier. Son certificat d'études en poche, Louis Matière est le prototype même de « l'entrepreneur, qui voit ce que d'autres n'ont pas encore vu ». Il a compris, avant bien d'autres que tous les villages, puis tous les foyers bénéficieront bientôt de l'eau potable. Il possède un atout que d'autres n'ont pas; pour avoir exercé, cinq années durant, le métier de mécanicien - tourneur, à Carbonat, il n'aura aucune peine à maîtriser la pose de canalisations.
Comme toute réussite celle de Louis Matière comporte aussi une petite part de chance. Par crainte de voir ses stocks bombardés par les Allemands et parce que le directeur de son usine à Fumel est un ami de Louis Matière, Pont-à-Mousson a entreposé à la gare d'Arpajon une énorme quantité de tuyaux en fonte. Elle propose à Louis Matière de les utiliser, en fonction de ses besoins, et de les payer au fur et à mesure.
Les hostilités terminées, l'entreprise dispose donc d'un stock particulièrement précieux, en période de pénurie. Cette chance il ne la laisse pas passer. Il étend son activité aux départements voisins, puis à la France entière. Dès qu’il possède les références nécessaires, il s'attaque aux marchés nationaux. En 1960, une équipe d'ingénieurs et de conducteurs de travaux s'installe à Bobigny, pour réaliser, à Paris, l'équipement hydraulique d'un réservoir de 200.000 mètres cubes, celui des Lilas.
A Arpajon, ils sont trois, à partager le même bureau. Enfin, partager, façon de parler. Car Ils passent le plus clair de leur temps à diriger des chantiers, un peu partout en France.
Diplômé de l'École des Travaux Publics de Paris, Georges Soudois entre chez Matière après avoir effectué quelques stages. Il deviendra rapidement l'un des hommes clefs d'une entreprise, où il passera la totalité de sa vie professionnelle.
Marcel, fils de Louis, travaillera dès 1950. Par la suite, II compensera une scolarité écourtée en suivant nombre de stages, à la Chambre de Commerce de Paris. Mais, pour l'heure, pas question de jouer les fils à papa. Marcel s'en va diriger des chantiers. L'un deux le conduit dans les Deux-Sèvres, où il fait la connaissance d'un ingénieur du génie rural, ancien polytechnicien. lean-Louis Ventre éprouve le besoin de changer d'air. Il ne saurait mieux tomber, puisqu'il faudra remplacer Marcel, en partance pour le service militaire. Le voici donc embauché, en 1954, chez Matière, où ses formidables qualités intellectuelles vont faire merveille, surtout lorsque l'entreprise aura atteint une dimension nationale. Les ingénieurs de la ville de Paris font la fine bouche, devant le remplacement des conduites en fonte par des tuyaux en acier soudé. Ils redoutent notamment les risques de dilatation, générée par les changements de température. Jean-Louis Ventre parviendra à balayer leurs réticences. Lui aussi deviendra l'un des hommes clefs de l'entreprise, jusqu'à ce qu'une cruelle maladie le ravisse prématurément à l'affection des siens. Louis sera durablement affecté par sa disparition.
Il faut grimper un étage, pour pénétrer dans le petit bureau de Gérard Soubrier, qui possède la haute main sur l'administration et les finances. C'est l'expert-comptable de l'entreprise qui a dit un jour à Louis: « Vous ne pouvez plus continuer comme ça. Il vous faut embaucher quelqu'un, l'ai chez moi une personne qui ferait très bien l’affaire ». la perle rare en question n'est autre que Gérard Soubrier. Embauché en 1955, il ne repartira qu'en 1992, après avoir cumulé, 37 années durant, les fonctions de directeur financier, et de chef du personnel. Louis Matière lui fait une absolue confiance ... au point de lui confier la clef du coffre fort.
Quatre hommes, donc, mais aussi une femme, et quelle femme ! Marcelle, femme de Louis, a fréquenté l'école plus longtemps que son mari. Les Arpajonnais se souviennent du temps où elle régnait sur le café et la pompe à essence. Ils savent moins, en revanche, qu'elle a été une gestionnaire avisée, jusqu'à l'arrivée de Gérard Soubrier, c'est elle qui se charge des payes, alors versées en liquide. Dotée d'un solide caractère, d'un remarquable sens du contact et du commerce, elle est aussi une cuisinière hors pair. Pour le plus grand plaisir des visiteurs que Louis Matière aime recevoir à sa table. Et ça marche.
Mais, ça ne marchera pas toujours. L'ancien mineur le sait parfaitement. Il n'ignore pas que tout a une fin, tout, même l'adduction d'eau. Il sait aussi, mieux que quiconque, déceler des opportunités naissantes. Avant donc que le filon ne se tarisse, Louis Matière oriente son activité vers des marchés émergents.
A partir de 1960, l'entreprise se lance dans la pose de pipe-lines et de réseaux de gaz naturels. Elle réalise, entre Le Grau du Roi et Noves (200 kilomètres), la traversée de la Camargue, qui constituera d'ailleurs le dernier chantier de l'OTAN, bientôt chassée de France par le général de Gaulle.
En 1967, c'est l'apothéose, avec la construction simultanée de l'oléoduc de la Sarre, entre Strasbourg et Sarrebruck, et du demi-tronçon sud de la conduite de gaz, qui relie Paris à la frontière belge. Les effectifs de l'entreprise culminent alors, l'espace de quelques mois, à un millier de salariés. Un pari insensé ? Non parce qu'ici, comme en toutes circonstances, Louis Matière a soigneusement pesé les risques, avant de trancher une fois pour toutes, et sans espoir de retour.
En 1974, c'est la crise pétrolière, qui sonne le glas des pipe-lines, mais pas celui de l'entreprise, qui « se reconvertit » dans le terrassement mécanique et la réalisation de micro centrales hydroélectriques.
Louis Matière n'aurait certainement pas aimé être qualifié de visionnaire. Il l'était, cependant, qu'il s'agisse de déceler des marchés naissants, des créneaux inoccupés, ou de s'adapter à l'évolution des techniques. Les années cinquante sont celles de la mécanisation. Louis Matière ne mégote pas : au représentant, qui espérait lui vendre un engin, il achète carrément un lot de pelles mécaniques. Si l'on en croit la légende, l'heureux bénéficiaire de l'aubaine aurait mis pas mal de temps à recouvrer ses esprits. S'il est toujours de ce monde, il vous confessera sans doute qu'il n'est pas encore revenu de sa surprise.
Le costume, la cravate, il les réservait aux grandes occasions, et n'en usait qu'avec parcimonie. Aux chaussures et à la veste, il préférait botte et tenue de pluie. C'est d'ailleurs dans cette tenue qu'il recevait ses visiteurs, fussent-ils patrons d'une grande entreprise, notaires, avocats, ou directeurs de banque. Chaque fois qu'il le fallait, il montait dans l'avion de l'entreprise. Un hélicoptère était même venu le prendre, un jour, sur le Champ de Foire. Mais Louis Matière préférait accueillir ses interlocuteurs dans son bureau. Il prenait plaisir à les recevoir à sa table.
S'il effectuait, de temps à autres, quelques virées gastronomiques, en compagnie de quelque vieux copain, il ne courait pas les trois étoiles. S'il prenait soin de réaliser de bonnes affaires, s'il n'était pas homme à se laisser marcher sur les pieds, il entretenait des relations distantes avec l'argent. Son seul luxe, c'était ses fermes. Des fermes, tombées en désuétude, qu'il avait rachetées pour les rénover. Il aimait s'y rendre, le dimanche. Couché tôt, levé dès 5 heures du matin, il lisait jusque tard dans la nuit. Les revues scientifiques avaient sa préférence. Il aimait en dévoiler le contenu à ses collaborateurs, le lendemain matin. A le voir déambuler dans le café, discuter en patois avec les paysans, les jours de foire, servir de l'essence, quand personne d'autre n'était là pour le faire, on le prenait plutôt pour un modeste commerçant. Et pourtant, Louis Matière était un sacré patron.
Présent jour et nuit, il suivait, savait tout. Non seulement il lisait soigneusement les compte rendus de chantier, qui lui parvenaient quotidiennement, mais il les gravait dans sa mémoire. Ses collaborateurs n'avaient pas intérêt à oublier un détail, sur le déroulement des opérations. Il les reprenait aussitôt. Quand quelque chose n'allait pas, il n'hésitait pas à pousser un coup de gueule.
Ses ouvriers en savaient quelque chose. Ils l'aimaient, pourtant, car ils le savaient profondément juste. Rien de ce qui concernait l'entreprise ne lui était étranger. Il examinait à la loupe toute candidature à une embauche, pesait soigneusement le pour et le contre, avant de donner son aval à une opération susceptible de présenter quelques risques. Cela ne l'empêchait pas d'accorder sa confiance à ceux qui avaient su la gagner. Ni d'ailleurs d'accueillir avec philosophie les critiques, mêmes gratinées.
Sous un titre éloquent Le Marquis de Carabas, le Cantal Ouvrier et Paysan, hebdomadaire départemental du parti communiste français, lui avait consacré un portrait au vitriol, dans la plus pure tradition de la lutte des classes. Louis Matière ne s'en était pas formalisé. Bien plus, après l'avoir lu, il avait décidé de s'abonner au COP. Homme autoritaire, sans aucun doute, il ne se considérait pas, pour autant, comme un patron omniscient. Il savait écouter, pour se nourrir de l'intelligence des autres, et satisfaire son goût de la découverte. C'est sans doute à cette qualité qu'il doit d'avoir été un précurseur, capable de saisir des opportunités que beaucoup d'autres ont eu le tort d'ignorer.
A ceux qui lui demandaient s'il pensait prendre bientôt sa retraite, il répondait invariablement: « j'en ai repris pour 25 ans ». La vie en a décidé autrement. Tombé malade en mars 1978, Louis Matière s'en est allé pour toujours, six mois plus tard.
Marcelle survivra près d'un quart de siècle à son époux. Son café, elle le maintiendra ouvert. Jusqu'à la brève hospitalisation qui précèdera son décès. Elle aurait bien aimé conserver aussi longtemps sa pompe à essence, qu'elle a dû lâcher, en 1980. L'administration avait alors, à juste titre, jugé cette activité incompatible avec la proximité immédiate d'une route départementale très fréquentée. Marcelle a cédé. Mais elle de l'a pas fait de gaieté de cœur, soyez en certains ! Louis Matière ne savait pas tout, et il ne l'ignorait pas. Mais il était ouvert à toutes les innovations, toutes les propositions.
Autodidacte, il élargissait sans cesse le registre de ses connaissances. Sa passion d'entreprendre, de diriger, ne t'empêchait pas d'observer avec attention le monde qui l'entourait, pour en discerner les évolutions, actuelles et futures. A son contact, ses collaborateurs ont appris qu'impossible n'était pas Matière. C'est ainsi qu'il a permis à son entreprise d'acquérir une dimension nationale. C'est ainsi qu'il l'a orientée vers des activités nouvelles : les oléoducs et les gazoducs après l'adduction d'eau, puis le terrassement et les micro centrales hydroélectriques, pour faire face à la crise pétrolière. C'est ainsi qu'il a résolument opéré le visage de la mécanisation.
Louis Matière n'est plus, mais son exemple est plus actuel que jamais. Aujourd'hui comme hier, la société Matière reste une entreprise en perpétuel mouvement. Conçus en 1983, les conduits Matière en béton armé allaient connaître un succès international. Préfabriqués en usine, au lieu d'être coulés sur place, ils présentaient le double avantage d'être d'une qualité irréprochable, et de raccourcir les délais de mise en oeuvre. Ils ont donné naissance à des boviducs, des canalisations hydrauliques, mais aussi à des tunnels ferroviaires et autoroutiers.
Vingt ans plus tard, le même concept était étendu aux ouvrages métalliques : Matière lançait le pont Unibridge, constitué de modules, réalisés en usine, et assemblés sur site. Aujourd'hui, ce sont les aciers plats à adhérence variable qui permettent à l'entreprise de conserver une idée d'avance. Autant d'innovations, qui ont valu à la société Matière d'investir les marchés internationaux, et de réaliser 60% de son chiffre d'affaires à l'export, sans délocaliser ses productions. L'économie se mondialise toujours plus chaque jour. Les techniques de fabrication, les produits, les métiers même ne cessent d'évoluer. La société Matière ne se contente pas d'épouser les mutations. Elle s'emploie à les devancer. Comme l'aurait souhaité son fondateur.
En mars 2019, en marge du voyage présidentiel au Kenya et dans un contexte concurrentiel particulièrement difficile, Philippe Matière, directeur général de l'entreprise, a signé un contrat pour la construction de 210 ponts pour les routes rurales du pays.
Avec l'aimable autorisation de Monsieur Philippe Matière.
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