Si la veillée est couramment définie comme le temps entre le moment du repas du soir et celui du coucher qui était consacré à des réunions familiales ou de voisinage, c'est aussi beaucoup plus que ça. En témoigne ce magnifique texte de Jacques Mallouet paru dans Entre Dordogne et Puy Mary (1973), La veillée, solennité des Anciens.
"Jadis, au fort de l'hiver, quand le gel mordait au long des dures nuits étoilées, ou quand le ciel bas déversait sur la campagne un insidieux amoncellement neigeux, « l'oustaou » – la maison auvergnate – vivait intensément.
Dès le crépuscule tombé et les soins aux animaux terminés, la tempête pouvait hurler dans les bois, l'écir danser sa folle sarabande sur la lande : le logis tiède était un refuge confortable et paisible. Un peu déserté pendant les travaux d'été, il avait vu revenir à lui toute l'animation des champs. Alors, cinq mois durant, de la Toussaint au temps pascal, la veillée régnait ...
"Lou cantou", sanctuaire de la maison auvergnate
La veillée était une solennité. Elle avait pour décor l'unique pièce de la chaumière, qui servait à la fois de salle à manger, avec sa massive table de frêne flanquée de deux bancs sans dossier, et de chambre à coucher, avec ses lits-placard précédés d'un marche-banc, secrets derrière leurs rideaux d'indienne. Mais la cérémonie intime déroulait ses rites dans le « cantou », âme de la maison.
Les gens des villes vous diront que le cantou, c'était le coin de l'âtre. C'était bien autre chose !Le cantou était une ambiance, une intimité, un art de vivre. Il permettait d'apprécier le quotidien, sans fébrilité. Il sentait le passée, la vieille cendre. Y flottaient la sagesse et toute la philosophie narquoise de nos aïeux. Les initiés seuls étaient admis. En voulez-vous la preuve ? Lorsqu'un étranger – entendez un non-familier, et pas nécessairement un inconnu – avait franchi le seuil de la pièce, il n'était pas encore entré dans la maison. L'usage voulait qu'il demeurât immobile jusqu'à ce que l'hôte lui ait dit : - Achabas d'intrar ! Cette invite signifiait que le visiteur pouvait s'avancer et avait l'insigne honneur de prendre place à côté du maître de céans, près du feu. Oui, le cantou était aussi une hospitalité, d'apparence bourrue, mais chaude et profonde. En somme, la salle commune n'était que le vestibule de la maison, analogue au narthex des basiliques romanes. Le canton en était le sanctuaire. Là se passaient les veillées ...
Le génie de ce sanctuaire était le feu de bois, flambant pendant le jour pour aider aux travaux domestiques, couvant sous la cendre, dès la fin de la veillée, tout au long des nuits hivernales. Flammes, claires, ivres de vie, ou tisons agonisants ne jetant qu'une avare lueur, le feu était une présence amie, un compagnon, un protecteur. Il ne s'éteignait jamais.
Pendant les tristes mois de claustration des hivers, nos ancêtres avaient tant contemplé ses flammes qu'ils entendaient les langages du feu. Si une petite langue bleue s'échappait de la bûche en sifflant, c'était signe de vent. En observant sa direction, on connaissait celle de l'aquilon ou de la brise du lendemain et des jours suivants. Si le bois pétait, dégageant des myriades d'étincelles, il importait de calfeutrait les soupiraux de l'étable et de préparer sa pelisse : la gelée serait ride. Si les flammes peinaient pour s'élever, si la fumée stagnait dans le conduit, répandant une odeur d'humus et de mousse du sous-bois, une longue période de pluies et de frimas s'annonçait. Par contre, la cheminée sentait-elle la suie ? La canicule s'installait à coup sur ...
Bonheur paisible
Qu'était-ce, une veillée ? Avant toute, une réunion d'amis. Ils arrivaient, après avoir affronté les épouvantes de la nuit auvergnate, les loups-garous et les feux follets. Ils venaient « passer un moment » au cantou ...
Une veillée cantalienne, c'était « se carrar » et « batalhar ».
« Se carrar » signifie être bien, se sentir à l'aise, dans la complète détente du corps et la sérénité de l'esprit. C'est aussi être en harmonie avec ses amis, dans une ambiance sympathique, sans affectation. En un mot comme en quatre : se retrouver chez soi.
Quant à « batalhar », c'est deviser et non discourir, porter un jugement et non calomnier, plaisanter et non persifler, et surtout, conter, avec art. Le « batalhaïre » était l'animateur recherché de ces réunions. Grâce à lui, un ululement de hibou entendu un soir d'automne n'était pas le cri de l'oiseau en chasse, mais les vociférations dru démon acharné contre l'âme d'un enfant mort sans baptême. Alors, l'imagination des assistants enfantait ces légendes où erraient les esprits du purgatoire, auxquels Dieu a ordonné de parcourir un certain chemin, poursuivis par une meute de chiens hurlants. Le cantou se peuplait d'être surnaturels. Un silence inquiétant tombait ...
Et puis, on parlait de tout et de rien, des menus faits quotidiens, des choses d'autrefois et d'hier, des cours de la dernière foire et des récoltes de l'été, des origines de telle propriété, des brouilles et des chicanes villageoises, pour l'eau du ruisseau ou le bornage d'un communal. Et des sornettes et des galéjades à n'en plus finir ! Tous les sujets étaient abordés, malgré la présence des jeunes enfants : la langue d'oc offre tant te nuances et de demi-teintes que, même dans un sujet scabreux, on ne peut être ni grossier, ni obscène !
Activités manuelles
La conversation n'empêchait pas les activités manuelles. Les femmes filaient à la quenouille, tricotaient des chaussettes sur une armature de quatre aiguilles disposées en carré, confectionnaient au crochet d'épais tricots de laine rousse. Les hommes fabriquaient des paniers en aubier de noisetier, des corbeilles oblongues qui contiendraient indifféremment les draps de la lessive ou les entrailles fumantes du porc. Certains polissaient un manche d'outil ou guillochaient une canne, d'autres torsadaient la paille de seigle pour bâtir « un palha », utilisé comme récipient pour laisser lever la pâte du pain ou vannier le blé. Un peu à l'écart, des jeunes fourbissaient un piège à renard, ou montaient des lacets en fil de laiton. Ils jouaient parfois à la manille, ou à une espèce de poker simplifié, connu sous le nom de « lo bourro ».
Un repas substantiel
Le temps passait-il ? Caché dans une rainure de l'âtre, le grillon avait stridulé les secondes dans que nul ne s'en fût aperçu. Le son fêlé de la vieille pendule battant minuit surprenait toujours les veilleurs.
En un instant, la table était dressée. Pain et fromage surgissaient du tiroir, jambon rose et saucisson fumé à point étaient décrochés de ma maîtresse poutre. Quand arrivaient les châtaignes, grillées dans une « padello » perforée, ce repas complet parfumé d'un litre de vin rouge avais mis la compagnie en liesse. Il suffisait alors qu'un jeune fredonnât une air : naturellement, la bourrée éclatait. Peu importait qu'on n'eût aucun instrument pour marquer le rythme. La voix suffisait, les figures se formaient. C'était la fête !
Jacques MALLOUET, Entre Dordogne et Puy Mary avec l'aimable autorisation de l'auteur (1973)