Jacques Mallouet, l'auteur du texte ci-dessous dédié au métier de colporteur, est ainsi décrit en page d'accueil du site internet à son nom : "né (par inadvertance) à Paris, en 1928, de Cantaliens immigrés dans la capitale ... Retour définitif au pays "sien", la Haute-Auvergne en 1933. Vit à Valette (Cantal) et consacre sa retraite à l'écriture" [NDLR : Jacques Mallouet est décédé en 2004].
"Le colporteur m’est revenu à la mémoire, un jour, en rangeant dans le grenier paternel le contenu d’une vieille malle. Je trouvai un carton cylindrique recouvert d’un papier rouge que le temps avait pâli et déchiffrai à grand peine des caractères éteints : il était question d’une tisane souveraine pour soulager les trois quarts des maux dont l’humanité est affligée : diabète, indigestion, rhumatismes, acné, séborrhée … J’en passe, bien sûr. J’ouvris le paquet pour découvrir cette panacée. Quelques débris de végétaux, secs et noirâtres, tombèrent en poussière dès que je les touchai. La quintessence des herbes s’était éventée, mais le passé soudain revécut. Le colporteur qui vendit cette tisane était devant moi, comme il y a quarante ans …
Il cheminait lentement, de village en village, tel un escargot portant sa coquille. Dans les chemins creux flanqués de murailles, on ne voyait que sa hotte, sorte de commode haute de quatre pieds. Arrivé sur le seuil d’une chaumière, il heurtait l’huis de son bâton ferré, attendait poliment qu’on l’invitât à entrer. Après avoir salué, il se baissait pour ne pas toucher au passage le linteau de la porte, s’approchait de la table où il déposait son faix. Il détachait alors les deux bricoles de cuir qui lui sciaient les épaules, se redressait en se massant les reins avec un soupir de soulagement et quelques injures à l’adresse de sa « pute de caisse », s’épongeait le front et le cou dans un grand mouchoir à carreaux. La route avait été longue, le soleil ardent, le vent plein de traîtrises. Même soulagé de son fardeau, l’homme continuait de porter le buste en avant, comme pour équilibrer une invisible charge.
- « Vous boirez bien une gorgée ? »
- « C’est pas de refus ! »
Après avoir éclusé un solide bol de champoreau, il retirait la longue tige métallique qui bloquait les tiroirs pendant la marche et les étalait sur la table. Aussitôt, il faisait l’article :
- « Des boutons de nacre, comme en ont les dames de Paris. Du fil incassable, tel que je vous le dis. Des crayons à papier que c’est un plaisir d’écrire avec. Et de la tisane d’Espagne, contre toutes sortes de douleurs : vous en buvez et vous êtes guéri. Pour les hommes, voici de la pierre à briquet extra, de la mèche d’amadou, des allumettes qui flambent mieux que celles de la Régie, des hameçons qui ne rouillent pas. Profitez-en ! »
Les femmes approchaient, se laissaient tenter. Elles extrayaient des tiroirs de l’élastique rose, des aiguilles à coudre et à tricoter, des boutons multicolores cousus sur un rectangle de carton, de la bimbeloterie, des bijoux de pacotille. Le colporteur les autorisait volontiers à fouiller à leur guise, se contentant de dire : « Sacrebleu, ne me mélangez pas tout ! ». Puis il se campait sur le seuil et rameutait le voisinage. Il savait par expérience que les femmes se laissent plus facilement séduire par un article quand on les réunit. Chaque acheteuse potentielle porte en elle la crainte confuse que sa voisine fixe son choix sur l’objet qu’elle convoite. De la sorte, le boniment est simplifié, la vente plus rapide. Et puis, cette façon de procéder évitait au marchand ambulant de devoir faire du porte-à-porte et, surtout, de ranger son matériel après chaque maison visitée.
Après maintes palabres et exclamations, on payait. Le colporteur enfouissait les pièces de monnaie dans une bourse de cuir passée dans la ceinture. Il agissait sans hâte. La vente était-elle médiocre ? Il tentait une ultime séduction :
- « Alors, c’est bien tout ? Pas de regret ? Je remballe ? »,
- « Quand repasserez-vous ? », risquait une femme.
- « L’an qui vient, si Dieu est d’accord … ».
Avisant l’aïeule qui, par timidité ou lassitude était restée à l’écart dans le coin de la cheminée, il confiait :
- « La mère, j’ai quelque chose pour vous ! Là, dans le dernier casier de ma boîte à malices … »,
Disant, il ouvrait le tiroir inférieur. Par ma foi, quel trésor de lunetterie ! Des monocles et des binocles, des bésicles et des lunettes. Avec des verres ronds, carrés, minces ou épais, blancs ou bleutés, pour les myopes, les presbytes, les astigmates, les aveugles. Et que dire des montures, rigides ou flexibles, droites ou cintrées, qui s’enchevêtraient comme les baleines d’un vieux parapluie. L’homme puisait dans la caisse et exhibait ses richesses, par poignées. Éblouie, la vieille femme tâtait, se chaussait le nez, dix, vingt fois, hésitait :
- « celles-là me plaisent bien, mais j’y vois goutte. Cette autre paire m’arrange la vue, mais la monture n’est pas à mon goût. Qu’est-ce que vous me conseillez ? ».
• « Écoutez-moi, la mère. Les lunettes, c’est inventé pour mieux voir. A votre âge, vous n’allez quand même pas faire la coquette. Prenez celles qui vous vont. Vous avez de la chance, ce sont les moins chères … ».C’était toujours les moins chères. Désir de vendre oblige, même si l’on prend quelque liberté avec la vérité. Un jour, je fus témoin d’une scène dont je me souviens dans les moindres détails.
Avant de prendre congé, le colporteur avait réuni les hommes : « Hé ! les estafiers ! Venez voir un peu ! ». Comme je m’approchais, il me repoussa vivement : « C’est pas pour les gosses ! »
Du tréfonds de sa blouse, l’homme avait mystérieusement extrait ce qui semblait être un miroir de poche. L’ayant calé dans sa main, face contre la paume, il montra l’envers, en celluloïd bleu. Puis retournant l’objet et en cachant une partie du pouce, il présenta quelque chose qui fit se récrier les hommes et leur arracha des commentaires … pour le moins grivois. Chacun voulut se procurer ce miroir à alouettes. Le marchand « fit un malheur » (1).
Las ! Je n’avais rien vu du spectacle. Rien de tel pour exciter ma curiosité enfantine. J’avais remarqué avec plaisir qu’un grand cousin mien s’était laissé séduire. Le diable s’en mêlerait que je saurais. Quelques jours plus tard, à force d’insistance, dans un coin dérobé, après que je lui eusse juré mes vingt Dieux de savoir tenir ma langue, il devait satisfaire mon désir de connaître. Voici : sur le dos du miroir était peint un portrait de femme, vénusiaquement dépoitraillée. L’héroïne portait sous le menton un énorme médaillon triangulaire, noir et hirsute comme un « peloun » (2) de châtaigne, et élevait vers le ciel d’énormes bras potelés encadrant un visage malingre. Il suffisait de renverser le tableau et de cacher la tête. Apparaissaient alors deux monstrueuses cuisses glabres, outrageusement écartées, qui se rejoignaient en un sexe hautain, barbu comme un sapeur. Que votre respect soit sauf !
Un soir, un colporteur dîna à la maison. Soirée inoubliable. Il avait beaucoup voyagé et je ne me lassais pas de l’écouter. Son visage, embroussaillé d’un collier de barbe drue et noire, buriné par les grands soleils et les bises aigres, me fascinait. Le petit marmot que j’étais alors, qui n’avait jamais quitté son village, emboîtait le pas à ce messager porteur de nouvelles, qui avait tant vu de montagnes rudes et d’opulentes plaines. Tard dans la nuit, pendant qu’il se reposait dans quelque fenil, je me remémorais ses récits, qu’il affabulait sans doute, mais qui enchantèrent mon âme de huit ans. J’enviais ce marcheur infatigable qui, bon an mal an, parvenait à vivoter, parcourant tant de lieues pour un si maigre profit."
Jacques Mallouet - Sentiers Arvernes - 5 mai 1970
(1) Traduction littérale, signifiant : « il vendit beaucoup »
(2) Une bogue, le terme dialectal (pelucheux, velu, épineux) est bien plus évocateur.