Les chèvres sont des animaux capricieux, faciles à nourrir, mais destructeurs des jeunes pousses d'arbres dont ils rongent même l'écorce. Leurs conditions de vie et d'élevage varient (variaient conviendrait mieux) selon les régions où ils vagabondent. Dans nos vallées montagnardes, garnies de bois royaux puis domaniaux, de communaux sectionnaires, des troupeaux nombreux sont un perpétuel facteur de déprédations qu'on a tenté de tout temps d'enrayer, surtout depuis le "grand Colbert", artisan du développement de l'industrie et de la marine. En pays de landes broussailleuses où les fossés, les talus des chemins et les haies apportent assez de nourriture, leur malfaisance est tempérée. Les chèvres y font bon ménage avec les vaches.
La Révolution annule les "réformations" locales successives, les ordonnances royales qui répriment leur nocivité : l'anarchie dans la dépaissance et l'exploitation des bois devient alors générale. En 1827, le régime forestier y met bon ordre. Mais les résistances des éleveurs se manifesteront toujours. On argua longtemps de la coutume, des anciennes concessions seigneuriales restées vivaces, utilisées lors des procès. On fit aussi appel au sentiment. Laforce écrivait en 1836 : "Ces animaux ne sont que trop multipliés, mais ils sont d'un grand secours pour le pauvre et méritent pour cela de n'être pas oubliés" 1. Phrase lapidaire qui résume la question.
Trop multipliés, surtout dans la zone pastorale d'altitude boisée de sapin où sévit la justice. Plus bas, où celle-ci ne chôme pas non plus 2, les gros propriétaires fonciers protestent contre le nombre abusif de chèvres qui saccagent leurs biens ; des baux spécifient l'interdiction de leur élevage ou fixent un quota. Cela n'empêche pas de conserver un bouc dans l'étable que l'odeur assaini, dit-on. Contradiction, car il a de fréquentes visites multiplicatrices !
Grand secours pour les pauvres : "Pauvres indigents que nous nourrissons du lait de nos chèvres et n'ayant point de biens fonds pour les nourrir - écrivaient, en 1833, dans une supplique au préfet, quelques habitants du village de Salilhe de Thiézac, dans la haute vallée de la Cère - nous sommes obligés de les faire pacager dans les propriétés communales. C'est ce que nous avons pratiqué jusqu'à ce jour. Nos communaux se composent de bruyères et de quelques buissons. Leur situation très escarpée s'oppose à ce que les arbres y viennent. Cependant, le garde nous interdit d'y mener paître nos chèvres (...) nous réduisant au désespoir en nous enlevant nos moyens d'existence." Le conseil municipal abonde dans le sens de ces "pauvres gens (...) n'ayant pour toute ressource qu'une mauvaise chaumière sans jardin ni autres propriétés, et d'autres qui ne sont que locataires. Le profit des chèvres assure la subsistance aux nombreuses familles qui sont souvent sans pain (...) Si le garde les empêche de conduire les chèvres dans les broussailles, ces malheureux se verront dans la nécessité d'aller mendier leur pain pour nourrir leurs enfants, tandis qu'avec leurs petits fromages, ils achètent un peu de blé" 3. En 1864, le maire de Saint-Georges expose que "le pauvre ne peut sacrifier les ressources qui lui suffisent à peine aux éventualités d'un avenir lointain [car] il faut cent ans pour faire un arbre (...) Comment pourrait-il renoncer à sa vache, à sa chèvre, à sa brebis qu'il élève sur sa part de gazon commun qui est toute sa fortune, pour doter les siècles futur" 4.
Tout le problème est là. Il durera jusqu'au temps, pas très lointains, où la concentration urbaine, la mécanisation agricole n'avaient pas encore chassé de nos campagnes les petits exploitants et les journaliers. Le fromage des chèvres écologiques ou élevées en batterie n'a plus le sens de celui d'autrefois. A Saint-Hippolyte, dans la vallée de la Rhue de Cheylade, avant la première guerre, le jour de la Saint-Jean, on lançait en haut du communal en pente raide, un "cabécou" rond, plat et dur, qui roulait en sautant jusqu'en bas, parfois sans dommage. Distraction symbolique.
Le surnom de "mandza tsabra" (mange chèvre) donné jadis aux habitants de Murat, témoigne de la place occupée aux environs par l'élevage caprin. Vermenouze nous conte le voyage d'un préfet "du coté de Murat, vers Allanche",- précise-t-il- lors d'un conseil de révision :
Desportinèt d'uno trontchio
De cabro solado ou de bout,
Omai lo troubèt o soun gout.
Toutes sobon per esporionça
Et surtout lou bout mountognard,
Quond es sonat è gras ol lard,
Blou les moutouns de lo plono :
Se le bendou pas tont, qu'os que n'ou pas de lono.
( Il déjeuna d'une tranche / de chèvre salée ou de bouc / et la trouva / même à son goût. / Nous savons tous par expérience / et surtout le bouc montagnard / lorsqu'il est châtré et gras à lard / valent les moutons de la plaine : / s'ils ne se vendent pas autant, c'est qu'ils n'ont pas laine).
Lait, fromage, chevreau, animal, lui même, frais ou salé, entraient dans l'alimentation des paysans et même des bourgeois. Le suif, les peaux, étaient aussi une ressource appréciable.
Albepierre et la Molède, bourg et village principal, s'étagent à 1000 mètres d'altitude, non loin de Murat, sur les pentes du Plomb du Cantal. Les bois de résineux, les communaux et les pâturages d'estive les dominent sur une vaste étendue. Le terrier de 1681 de la Vicomté de Murat, le premier rôle de taille tarfée, celui du dixième établi sur la base des déclarations de propriétés, arpentées ou contrôlées par les consuls, donnent une image assez fidèle de la structure sociale : les journaliers et les petits laboureurs possèdant moins d'une hectare de fonds constituent la moitié des censitaires et des contribuables.
Jusqu'en 1678, date de la création à Murat d'un siège particulier de la maîtrise des Eaux-et-Forêts (transférée à Saint-Flour en 1731, au grand dam des Muratais qui accusaient leurs notables de négligence), la justice de la prévôté sanctionnait les violations de la charte accordée en 1292 par le vicomte de Murat, des édits promulgués après la réunion de la Vicomté à la Couronne et les arrangements amiables passés entre les seigneurs et les habitants. Vint l'ordonnance impérative de 1668, par laquelle Colbert règlementait l'exploitation des forêts du royaume. Alors, en 1670, la requête du procureur de la prévôté Recoderc à l'intendant Le Camus nous apprend que les habitants d'Albepierre et de la Molède font paître dans la forêt leurs troupeaux de chèvres "qui est au nombre de 4 à 500, ce qui y cause un grand dommage". Il propose différentes mesures de gardiennage et de répression approuvées. Les bêtes à laine ou à "petites cornes" seront particulièrement visées avec, évidement, les coupes de bois prohibées.
La procédure que nous utilisons à présent, tirée de la série B des archives départementales (baillage de Vic-en-Carladès), analysée avant son classement, n'a pas été retrouvée. Nous sommes au mois d'octobre 1683. Jean Dumolard, "directeur général des domaines du roi en Haute-Auvergne, à présent logé à Murat au logis où pend pour enseigne l'image Notre-Dame", informe le maître des Eaux-et-Forêts de la Vicomté, Jacques Recoderc, "sieur de Landay et de Nierpoux, docteur ès droit, conseiller du Roy", qu'il a reçu avis que les habitants d'Albepierre et de La Molède dégradent les forêts du roi, "font commerce des herbes qu'ils y coupent et font pacager dans icelles tous les bestiaux que bon leur semble à garde séparée, par des pastres particuliers, par leurs femmes et enfants, sans avoir donné lesd. bestiaux par desclarations et sans les avoir fait marquer, mesme par exprès un trouppeau composé de plus de deux cens chèvres, ce qu'il leur est d'autant plus facile de faire que les gardes sont morts ou n'exercent plus leurs commissions à cause des mauvais traittements que le suppliant a appris qu'ils y sont cy devant reçu dans lesd. forest ou peut être par conivance aveq les délinquants, au moyen de quoy les forests sont entièrement ruinées".
Recoderc charge d'une visite sur les lieux Martial Brunenchon "huissier immatriculé à la justice d'appeaux de Vic résidant à Murat", qui, accompagné par le domestique du précédent et deux recors, se porte "au triage d'Anforest" où on l'a avisé que se tenait le troupeau. Il y rencontre 150 chèvres gardées par Jean Bourrel, pastre du village", et les saisit pour les conduire à Murat. "Comme je faisois mon chemin et que j'allois passer dans le pré du molin de Moledou, les habitans du village d'Albepierre (...) ont fait assembler leurs femmes et les ont envoyées sur moy au nombre de plus de cinquante, lesquelles, à coups de pierres qu'elles jettoient sur nos personnes nous ont contraints de relacher ledit troupeau, lequel elles ont enlevé, parmi lesquelles il y avait trois ou quatre hommes que nous ne pumes cognnoîstre ny aucune desd. femmes, à l'exeption de la nommée la Prince, soeur du nommé Marquat, de la femme de Géraud Doyre, de celle de Tanou, et de la femme de Géraud Rolland Rouchy, avec menaces qu"elles nous firent plusieurs fois que sy nous y revenions qu'on nous assomeroit. Et passant dans le vallon d'Albinit, j'aurois trouvé Guilhem Maury, laboureur dud. village d'Albepierre qui sortoit du triage de Chamalères conduisant une charrette attelée de deux vaches laquelle estoit chargée d'un tronchon d'arbre de sapin ayant quatre pieds de tour, lesquelles vaches, charrette et arbre j'ay saisi, ensemble les chèvres comme aussi la cognée (...) et conduit le tout au village d'Albepierre et baillé en garde à Pierre Secheyrou, hoste."
Telle est la façon dont la maîtrise des Eaux-et-Forêts était respectée cinq ans après sa création. Des gardes effrayés par les menaces, sans autorité, impuissants, voire complices par souci de tranquillité. Des femmes, dont le rôle actif se retrouve dans toutes les "émotions populaires", envoyées ici en première ligne par les hommes afin d'écarter ou d'atténuer la répression.
Une information est ouverte. Cinq témoins entendus confirment peu ou prou le le procès-verbal établi. Le domestique de Dumolard n'est pas du pays et n'a reconnu personne. "Les femmes crioient, qu'on tue ces voleurs, il les faut tous tuer s'ils y reviennent. L'une desquelles auroit saisi le déposant au gozier qu'il auroit failli à sestrangler et l'auroit esgratigné à la gorge sur la joue gauche et sur le nez ainsy qu'il nous à fait voir."
Des pièces manquent au dossier. Un décret de prise de corps fut lancé contre les six accusées en décembre 1683 et en février 1684. Lorsque, par deux fois, un huissier de Vic se déplaça pour le leur signifier, ce fut en pure perte. Il se contenta de parler à la mère du berger et aux maris des mutines. Point de Maury. Les coupables s'étaient mis à l'abri afin de laisser passer l'orage.
in Bulletin Historique et Scientifique de l'Auvergne
n°692-693 1987 p. 303-307
(1) Essai sur la statistique du département du Cantal, Aurillac, Picut, 1836 p.198 Retour Texte
(2) C. Vigouroux, in La réformation des Eaux-et-Forêts d'Auvergne (Revue d'Auvergne, n° 5-6, 1952 écrit ; "Le règlement de 1727 a aussi le défaut de ne pas prévoir un inventaire des paroisses où les chèvres seront prohibées (...) En raison de la timidité à réformer la coutume, il ne donne aucun bon résultat, si bien qu'en 1751, le grand maître des eaux et forêts de Lyon, Juvénal Henri de Courbois, dut promulguer un nouveau règlement des pâturages en Auvergne. Sa rigueur était telle qu'il souleva l'émotion des municipalités et fut cause d'un vif conflit entre la grande maîtrise et l'intendance; conflit fertile en incidents et qu'on pourrait intituler : La guerre des chèvres. Le garde général de Saint-Flour, Pierre Duperey en fut la victime. M. de Moras, intendant, l'accusa d'exactions et de concussion à l'occasion des confiscations et des saisies de bétail qu'il avait faites sur les paroisses de St-Martin, Drignac, St-Christophe, Chaussenac et Jaleyrac." Un sondage dans la série P, aux A.D. du Cantal, décèle de nombreux procès-verbaux postérieurs, en 1759 notamment, contre huit chèvres à Leynhac le 29 octobre, six à Ladinhac le 30, six à St-Constant le 2 novembre. Retour Texte
(3) L. Salat, "La Montagne" du 19 novembre 1975 : C'était hier en Carladès. A Saint-Jacques-des-Blats ( à quelques kilomètres de Thiézac, en amont), de Chazelles écrit dans le Dictionnaire statistique et historique du Cantal en 1855 (t.3, p. 477) : "Il ya beaucoup de chèvres; les ménagères tirent un très bon parti de leur lait pour la fabrication de ces excellents petits fromages connus dans ces contrées sous le nom de cabre-cout" (sic), pour cabécou. Retour Texte
(4) E. Martres a donné dans la revue de la Haute-Auvergne en 1957, 1961, 1962, deux études intérressant le terroir d'Albepierre. Il relève, au XIX e siècle comme avant la Révolution, l'opposition de deux groupes sociaux qui vivaient "en symbiose : les grands exploitants régnaient sur une superficie étendue, sur de vastes troupeaux. Ils employaient une abondante main-d'oeuvre locale qui constituait la classe des petits misérables sans terre, mais sans bêtes, car chacun entretenait dans les communaux et les forêts des chèvres, des brebis, une vache parfois". Retour Texte