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Paul Bélard est né au hameau de Nouvialle (Narnhac, canton de Pierrefort, Cantal) où il a vécu jusqu'au départ de ses parents qui décident de monter à Paris, il a alors 4 ans. Cependant, le jeune Paul est régulièrement venu en vacances dans le Cantal. Sollicité par Cantalpassion, c'est avec enthousiasme qu'il a répondu en nous adressant le texte ci-dessous, texte en provenance directe de New-York où Paul Bélard est installé depuis 1978. Qu'il en soit sincèrement remercié, du fond du coeur. 

* * *

Je suis né dans un petit village du Haut-Cantal, Nouvialle. Mes parents, ma mère cantalienne, mon père aveyronnais, sont montés à Paris lorsque j’avais quatre ans. De neuf ans à treize, ils m’envoient passer les grandes vacances à la ferme familiale, au milieu des années cinquante. Il n’y a pas de mains oisives dans une ferme, je deviens le berger pendant mes séjours. Je pars le matin à huit heures, suivant une vingtaine de vaches et génisses, un taureau, une douzaine de veaux, avec mon fidèle chien Kiki. Retour à trois heures pour la traite, puis retour aux pâturages de cinq heures à huit heures.

Troupeau mi septembre

Les murailles vivantes

Mon père est venu me rendre une visite éclair. Avant son départ en milieu de matinée, il m’accompagne au pâturage. C’est une aube paisible ; le ciel est d’un beau bleu, moutonné de petits nuages éparpillés. On est assis sur les pierres de la muraille qui surplombe le pré où paîssent les vaches. Elle suit la crête de la plus haute colline de Nouvialle et de là, je domine mon monde. Je ne peux jamais monter sur ce sommet sans avoir la même réaction devant cette vue panoramique qui s’étale à perte de vue. Que cette région est différente de notre banlieue parisienne ! Là-bas, elle se réduit à la longueur de rues bordées par deux rangées de pavillons, encadrées à leurs extrémités par des murs d’immeubles qui dissimulent des quartiers entiers. Ici, l’air est si ample que les effluves les moins attrayants arrivent à peine à le corrompre ; là-bas, un autobus qui passe ou un voisin qui fait griller des sardines fraîches suffisent à profaner l’atmosphère.

muret chemin

J’adore les visites de mon père. Il en profite toujours pour me distiller des leçons instructives. À présent, il respire à pleins poumons quelques longues bouffées d’air frais, puis se tourne vers moi. Oui, il se prépare à discourir. Quel va être le thème du jour ? Les vertus d’une bonne éducation ; les satisfactions inégalées du travail bien fait ; l’importance d’un bon sens des valeurs ; les qualités sans pareil du bon air de ces hauteurs cantaliennes. Non, rien de cela.

  • Est-ce que tu es heureux ici, Paul ? N’aie pas peur, sois franc.
  • Oui, je crois, réponds-je, pris au dépourvu par cette question.
  • Cela ne m’étonne pas, tu sais. Quelqu’un a dit que les pays ne sont beaux que lorsqu’on y est heureux. N’est-il pas merveilleux, le nôtre ? Le tien, il est là devant tes yeux, ces tertres, ces vallées, ces monts entrecoupés de chemins, ces bosquets, ces champs de blé. Aime-le avec une fierté légitime car il en vaut la peine.

Il est difficile de ne pas être d’accord, c’est à coup sûr une vue digne d’agrémenter une chouette carte postale en couleurs et l’orgueil qu’il éprouve n’est pas déplacé. Il continue, s’orientant vers la poésie si j’en juge par ses premières paroles.

  • Tu sais, Paul, Shakespeare a parlé de ces endroits bénis, “loins des lieux qu’hantent les foules, là où on trouve des langages dans les arbres, des livres dans les ruisseaux, des sermons dans les pierres”. Tu as de la chance de passer tes vacances ici, au milieu de ces monts, de ces rivières, de ces immenses pâtures. Tu es un fils de cette terre, toi, pas du ciment et du béton des villes. Tu es dans un de ces endroits privilégiés auxquels ce poète fait référence. Comprends-moi bien, ce n’est pas une vie que je te souhaite à plein temps, car elle est toujours dure et parfois bien ingrate, mais toi, tu la vois sous son meilleur aspect, en été. Écoute ces cloches, ces chants d’oiseaux, et des cigales lorsqu’il fera plus chaud. C’est la vraie symphonie pastorale que tu as le privilège d’entendre tous les jours. Tu es au paradis ici, Paul, le sais-tu ? Le temps n’est pas haché comme en ville, il n’y a pas de sirènes pour signaler le début et la fin du travail. Ce sont les anciens rythmes naturels, le temps, le soleil, les saisons qui guident les activités ici. Les heures s’écoulent sans à-coups, comme l’ombre du stylet avançant sur un cadran solaire. Tu crois que les gens d’ici rêvent des rues de banlieues, des odeurs de métro, des bousculades des sorties d’usines. Non ! Mais nous, les banlieusards, on les imagine ces champs de seigle et d’avoine, on voudrait respirer l’odeur de cette herbe enrobée de la rosée le matin, on voudrait vivre sous ce ciel immense. Tiens, regarde ce faucon qui plane là-haut, il est magnifique, non ? Le paradis terrestre, il n’est pas dans les boulevards de Paris, ni dans les jardins suspendus de Babylone d’ailleurs, ni même à Rome avec ses arènes meurtrières. Non, Paul, l’Éden, c’est un simple jardin avec des arbres, des pelouses, des ruisseaux comme cette contrée qui t’entoure. Plus tard, lorsque la vie te jouera un de ses sales tours dont elle a le secret et que ton moral sera sapé, repense à ce matin, à ce bonheur simple, à cette vue sereine, à ce simple concert que te donnent ces sonnailles. J’espère bien que lorsqu’on montera au ciel, ce ne sera pas pour aller loger dans des immeubles, mais dans un pays comme le nôtre où l’été durera l’éternité.

Je hoche la tête. C’est un philosophe, mon père ! Je ne suis pas certain de toujours suivre ses pensées et en mesurer leurs significations. Toutefois, je sais que s’il est monté à la ville comme on le dit ici, il appartient toujours à la terre auvergnate, à ce terroir qu’il est difficile d’oublier. Et s’il embellit un peu la situation, c’est néanmoins un réaliste car il se garde bien de l’idéaliser. Il reste plusieurs minutes sans parler, absorbé dans ses pensées, puis il se lève.

chemin d estive

  • Bon, il faut que je reparte, Paul. Souviens-toi de ce que je t’ai dit. Et puis, n’oublie pas de nous écrire.

Notez bien qu’il ne me demande pas s’ils me font trop travailler ici. Passer près de dix heures par jour, tout seul dans les champs à surveiller ma horde de ruminants lui semble très naturel. Si j’avais proféré la moindre plainte, n’ayez aucun doute que sa réponse aurait été : “Le travail, c’est la santé ![NDLR : bien avant, donc, qu'Henri Salvador ne popularise l'expression en 1965]. Je lui aurais rétorqué : “Et ne rien faire, c’est la conserver !”. Il aurait contre-attaqué avec : “On gagne son pain à la sueur de son front !” J’aurais alors baissé les armes car pourquoi m’entêter à poursuivre ce duel de proverbes et dictons que je n’avais aucune chance de gagner ?

Malgré les cloches des vaches et le chant des oiseaux, le silence inquiétant de la solitude m’envahit. Arrivé au chemin qui conduit à la ferme, il se retourne deux secondes pour me faire un signe. Alors qu’il s’éloigne, ses mots me reviennent. Effectivement, on ne peut pas dire que cet endroit soit envahi par la foule. Après que sa silhouette ait disparu au détour d’un chemin, je suis le seul être humain à la ronde. Je scrute les environs ; à part les deux ou trois taches rouges de troupeaux sur des pentes éloignées, c’est le vide.

pierres et paturages

Un petit vent souffle et c’est vrai qu’il semble faire parler les arbres. Il est bien sympathique ce petit bruissement du feuillage, tout à fait incompréhensible bien sûr sauf apparemment pour un poète à l’imagination fertile, mais très réconfortant tout de même. Je suis des yeux ces murets de pierres qui louvoient à travers les vagues des collines. Ils ressemblent aux longues épines dorsales calcifiées de canidés mythologiques se suivant à la queue leu leu. Ils disparaissent et réapparaissent dans les plis et replis de ce paysage plus chiffonné que la cape lourde de rosée d’un prince ayant passé la nuit à la belle étoile.

Ce que je retire de ces pierres, ce sont des récits. Là où la plupart de mes amis ne verraient que des amas rocailleux, moi, il ne me faut qu’un peu d’imagination pour que ces longues masses apparemment inertes me relatent leurs témoignages. Tenez, écoutez celui-ci : il se souvient encore très bien du petit Gerbert, assoupi contre ces pierres alors qu’il gardait les vaches lui aussi comme moi, encore ignorant du fait qu’il allait devenir le premier pape auvergnat, l’homme le plus érudit de son temps. Près des quatre-routes, il y a un petit mur que j’aime particulièrement ; il m’a confié qu’il se remémore avec tendresse les visites de mes parents, lorsque mon père venait faire la cour à ma mère il n’y a pas si longtemps.

Souvent, pendant les interminables heures de garde, je décide d’enlever mes espadrilles et de déambuler sur les pierres d’une muraille qui borde le pré. J’imite un héron, en équilibre sur une jambe aussi longtemps que je le peux ; s’il y avait des échassiers dans le coin, ils se fendraient drôlement le bec car je ne peux le faire plus de quelques secondes sans me mettre à tituber comme un matelot en escale après six mois en mer. Alors, pour garder mon aplomb, je me déplace lentement, prenant garde de ne pas me casser la figure lorsque la pierraille s’ébranle sous mon passage. Je suis heureux ; les pierres sont chaudes et rugueuses et j’aime la sensation de cette callosité sur la plante nue des pieds. Je pourrais marcher des journées sur ces murailles car certaines ne semblent avoir ni début, ni fin.

Pont vieux

Elles sont partout ces pierres. La terre semble en recéler une infinité qu’elle régurgite régulièrement. Empilées les unes sur les autres en alignements plus ou moins parfaits, elles longent les sentiers et les chemins, elles ligotent les champs, les enclos, les jardins dans des frontières incontestables, mais également en les unifiant comme la trame d’une tapisserie. Sur les routes et dans les villages, elles sont assujetties, utilisées pour bâtir, liées entre elles par un mortier solide. Elles construisent les ponts aux arches solides, les parapets qui bordent les virages brusques. Elles forment les parois qui protègent le foin et qui abritent familles et bétail. N’étant pas une denrée rare, les murs d’un mètre d’épaisseur sont courants, remparts appréciés contre les chaleurs de l’été et les froidures de l’hiver. Elles s’érigent en églises au centre des bourgades et en calvaires le long des routes.

calvaire en pierres

Mon père apparentait cette région au paradis. En fait, lorsque le temps décide de faire la mauvaise tête, c’est plus au purgatoire qu’il ressemble. Et si la nature se met vraiment dans tous ses états, ce coin si idyllique sous le soleil peut vite devenir le vestibule des limbes. C’est pour parer à ces éventualités qu’ici et là, à cheval sur ces murailles qui bordent les pâturages, il y a parfois une cabane. Construite par un berger soucieux de sa santé, elle ne paye pas de mine. Avec quatre murs sans fenêtre, une petite ouverture faisant face au pré pour garder un œil sur les bêtes, recouverte de branchages, elle offre néanmoins une protection particulièrement appréciée contre les pluies et des vents aussi hargneux que des chats caressés à rebrousse-poil.

fenil

Oui, je les aime ces pierres. Créées dans cette immense forge au cœur de la terre dont elles en sont bannies vers notre monde pour y être érodées par le vent, polies par la grêle, fendillées par l’eau gelant dans les lézardes, elles subissent ces profanations avec dignité. Lorsqu’elles vieillissent, elles restent pierres ; elles ne disparaîssent pas lamentablement dans l’effritement du fer qui rouille ; elles n’endurent pas le pitoyable délabrement du bois qui pourrit.

abri de berger

Solides, immuables, renouvelés, les murets de pierres de mon Cantal sont d’interminables traits d’union entre un passé lointain et un futur qu’ils sont encore prêts à défier pour des siècles. Vieilles de milliers d’années, elles sont encore sacrément belles pour leur âge, ces murailles pleines d’histoire et toujours vivantes.

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