LA CHASSE DIABOLIQUE
Nous venons de dire que la superficie des bois existants dans cette commune était de 800 hectares ; mais, comme les forêts de Siniq, de Malbo, de Vigouroux et autres lieux circonvoisins sont presque contiguës, elles forment un massif très-considérable, bien approvisionné de gibier et même de chevreuils. Aussi la forêt de Brezons,comme plusieurs autres du Cantal, voire même la forêt de Fontainebleau, possède-t-elle la légende d'une chasse volante, objet de terreur pour les habitants crédules et timides du pays.
Entre les forêts que nous venons de citer, sur le point culminant des vallées de Brezons et de Malbo, existe un communal étroit se prolongeant vers le Cantal. Dans sa partie inférieure, et sur la lisière du bois de Vigouroux, se joignent quatre chemins; deux servent de communication entre Malbo et Brezons; les autres conduisent de Vigouroux au Cantal. Une croix, comme c'est l'usage dans nos montagnes, est élevée au point d'intersection. La croyance populaire a consacré dans le pays ce point comme redoutable : nos montagnards les plus hardis n’oseraient y passer à minuit; car la tradition conserve le souvenir d'événements terribles survenus à quelques hommes imprudents. C'est qu'en ce lieu, à des jours et intervalles inconnus, passe le Grand-Veneur avec sa meute et sa suite infernale! Malheur au voyageur attardé qu'il rencontre sur son passage! si la Providence ne lui a pas donné le temps de faire une oraison au grand saint monsieur St-Hubert; s'il n'a pas recommandé son âme à notre bonne dame, la vierge bienfaisante du Rocher-de-St-Martin , et si réfugié derrière un mur, un tertre, des broussailles, il ne s'est pas signé dévotement à l'apparition de la chasse diabolique! Oh! alors il est perdu; il disparaît a jamais, et aucune trace de lui ne sera retrouvée!
Si au contraire la bonne vierge du Rocher l'a pris sous sa protection puissante, il est témoin du plus étrange des spectacles. La meute, composée d'un nombre infini de chiens, passe devant lui haletante, la gueule ouverte, comme donnant de la voix, poursuivant à vue une biche effrayée; mais, pas un cri ne sort de ces gueules enflammées. Des piqueurs au costume écarlate, les yeux en feu, embouchent leur trompe insonore; et, comme complément de cette ronde vient le Grand-Veneur lui-même, vêtu aussi d'écarlate, un fouet à la main , et poussant devant lui tout son équipage de chasse. Le jeu de ses membres fait entendre un cliquetis sec et lugubre; son pied, en frappant la terre, rend un bruit étrange; ses vêtements paraissent ne couvrir que des ossements desséchés; on dirait que sa tête décharnée est creuse, et la lueur de ses yeux semble l'effet de charbons ardents!
Quand, par bonne fortune, le beau-diseur de la veillée a pu raconter quelque histoire bien effrayante arrivée récemment; lorsque la chair-de-poule est venue aux femmes; que les jeunes filles, tremblantes de tous leurs membres, se sont serrées contre le giron maternel; oh ! alors, de quel intérêt n'a pas été ce récit! Le souvenir en restera gravé dans la mémoire, et chacun de porter envie à l'heureux paysan protégé de la Providence, au point d'avoir été sauvé d'une mort et d'une damnation inévitable!
Malgré l'absurdité de superstitions pareilles, on n'eût pas trouvé dans le pays, il y a cinquante ans, un homme doué d'une assez grande énergie pour affronter à minuit le passage de la croix des Quatre-Chemins du communal.
On doit penser que l'origine de cette légende est aujourd'hui inconnue. Il est probable qu'elle s'est rattachée, dans le principe, au souvenir de quelque seigneur de Brezons coupable d'un grand crime; car les anciennes chroniques ont conservé mémoire de plusieurs fratricides commis dans cette famille. Elle dût prendre naissance dans une veillée, et les esprits naïfs des villageois trouvèrent vraisemblable un supplice infligé en expiation de forfaits, que la pénitence terrestre du criminel n'avait pu entièrement effacer.