Causerie de l'aurillacois Michel Leymarie (1904-1986), syndicaliste et historien local réputé, sur le thème "Le tunnel routier du Lioran, un centenaire oublié" au Foyer Paul Doumer (Aurillac, 1957).
Le 6 février 1833, sur les cinq heures du soir, le nouveau préfet du Cantal, Edouard François Désiré Delamarre, entrait dans la cour de la préfecture en chaise de poste. Agé de 35 ans, c'était un petit homme de quatre pieds dix pouces, mais gracieux, avec des gestes vifs, l’œil perçant, et dont la tête orgueilleusement dressée se couronnait d'une chevelure de feu.
II remplaçait Joseph Guitard, avocat à Aurillac ,"patriote de 89", rédacteur, au temps de sa jeunesse enflammée, du fameux pamphlet thermidorien " la Révolution du Cantal ", acte d'accusation sévère contre les "coquins" terroristes poursuivis après la chute de Robespierre. Guitard avait joué sous la Restauration au sein de la représentation parlementaire cantalienne, un rôle libéral dont on le récompensait, après les "Trois glorieuses", en lui conférant la magistrature départementale suprême.
Malgré son zèle gouvernemental, ce vieux survivant de luttes toujours brûlantes, n'offrait pas au "juste milieu" les garanties voulues : on le renvoyait alors à son humble palais de justice de la rue de la Coste, en dépit des murmures locaux.
Voila bien, direz-vous, une introduction surprenante ! Quel rapport peut-il exister entre cette mutation et la percée de nos montagnes ? Aussi bizarre que cela paraisse, la relation est directe.
Si le minuscule Delamarre n'avait pas quitté les rives du Beuvron pour celles de la Jordanne, nous n'aurions pas eu le tunnel routier du Lioran. Et si les républicains d'Aurillac ne lui avaient pas mené la vie dure, sans doute encore n'eût-il pas éprouvé le besoin de provoquer l'admiration élogieuse des foules, de remonter dans l'estime de ses maîtres, en prenant l'initiative d'un projet, gigantesque pour l'époque, que l’ingratitude ministérielle lui interdit d'ailleurs de voir mené à bonne fin.
Mon intention n'est pas de vous conter la lutte ardente des progressistes aurillacois contre Louis-Philippe et ses agents lorsqu'ils s’aperçurent que la monarchie nouvelle trahissait « l'esprit de juillet » ; lutte où s'illustrèrent les Usse, les Amédée Delzons, les Salarnier, les Durif, les Gazard, toute une jeunesse instruite, exaltée par le souvenir épuré de 93 . Elle s'appuyait sur une masse d'artisans, de marchands, et quelques prolétaires, qui formaient la majeure partie de la population active .
Manifestations de rue, charivaris, solidarité avec les Lyonnais insurgés, les Polonais chassés de leur patrie par l'oppresseur tsariste, polémiques acerbes, procès victorieux, se succédèrent, jusqu'à ce que les lois de septembre 1835 vinssent enlever armes et griffes à l'opposition . Après quoi, le travail de sape remplaça la lutte ouverte, la coalition des légitimistes et des républicains fut à deux doigts de l'emporter aux élections dans notre arrondissement ; la corruption cependant était la plus forte, et l'on parlait chez nous, comme en Angleterre, de bourgs pourris,
Revenons à l'auteur du tunnel, objet de cette causerie. Ex-notaire à Caudebec, promu sous-préfet de Clamecy grâce à sa lointaine parenté avec le Ministre baron Bignon, voici ce que "le Patriote" du Puy-de-Dôme écrivait de lui lors de son arrivée en Auvergne :
"Une fois sous-préfet, ayant du foin à la crèche comme on dit, il songea à le manger. Ne pouvant faire de circulaires faute de secrétaire, il lut « le Constitutionnel » et apprit, par ce digne journal, le goût du roi de son choix pour la maçonnerie. Cet avertissement fut pour lui un trait de lumière ; et au lieu d'un monument aux héros de juillet, il songea que faire un pont serait aller encore plus au liquide ; alors, il fit un pont. Au même instant, la croix d'honneur brilla à son habit, et le neveu de Bignon, étourdi de ce premier succès, et lisant toujours " le Constitutionnel ", comprit que l'époque était bonne. Dès lors, une insatiable ambition de moellons, de ciment et de fil de fer dévora son coeur. On dit que M. Delamarre allait poser la première pierre d'un hôtel de ville, ce qu'apprenant, le roi de son choix, ébahi de cette passion pierreuse, l'envoya à Aurillac pour bâtir … ou plutôt démolir je crois " .
Les Thermopyles du Cantal
Delamarre attendra trois ans pour se manifester ici, en lançant l'idée d'un passage, souterrain cette fois, reliant plus aisément les hautes vallées de l'Alagnon et de la Cère. C'est en 1836, en effet, qu'elle germa dans son esprit fertile, bien qu'un ingénieur en chef des Ponts et Chaussées en ait revendiqué, comme nous le verrons, la paternité. Alors, les routes royales cantaliennes avaient besoin de beaucoup de travaux neufs et d'un entretien considérable ; de nombreuses lacunes étaient à combler ; et comme la situation géographique ne permettait d'espérer, selon le conseil général, ni canaux, ni chemins de fer, il fallait améliorer le réseau routier afin d'assurer, non seulement la circulation locale intérieure, le ravitaillement des villes et des villages en produits étrangers, mais aussi de faire du département un centre de transit, une plaque tournante que sillonnerait en tout sens le roulage. C'était assez présomptueux, et l'avenir l'a bien montré.
Les relations entre les deux versants est et ouest de la barrière montagneuse sont restées, durant des siècles, sans intérêt majeur pour nos aïeux. On franchissait les monts par le col de Cabre, celui de Font de Cère, mieux, grâce à la vieille estrade qui passe au pied du Plomb, et où d'aucuns, très Imaginatifs, voient une ancienne voie romaine ; on contournait aussi le massif par Raulhac et Pierrefort. L'existence de l'évêché à Saint-Flour ne touchait qu'Aurillac, puisque Mauriac appartenait au diocèse de Clermont. Mais un prêtre vit bien loin de son Evêque ! La disparition des Etats de Haute-Auvergne (capitale Saint-Flour ), avec le renforcement de l'autorité royale, avait supprimé une raison de déplacement. Une tête à deux visages opposés, l'un tourné vers la Limagne, Lyon et la vallée du Rhône, l'autre vers le bassin aquitain, Toulouse et Bordeaux, telle était notre région, telle elle est en partie demeurée, malgré sa large route nationale n°126 son chemin de fer axial et ses deux tunnels superposés.
La route actuelle d'Aurillac à Saint-Flour apparaît au cours de la première moitié du XVIIIème siècle. Les Intendants la perfectionnent, afin de visiter sans encombre leur ressort lors de la répartition de la taille, et surtout, pour que l'argent de la collecte roule facilement vers Clermont. Les transactions se développent à la veille de la Révolution, période où la bourgeoisie marchande s'enrichit et monte. Les blés de la Planèze féconde, les fromages partout produits, les châtaignes du pays bas, les vins du Rouergue, du Quercy et du Limousin, « branche considérable du commerce », les cadis et autres étoffes du Gévaudan, les toiles de Vic et de Thiézac circulent. Messieurs les Intendants, enfin, «ne seront plus obligés de repasser par Clermont pour aller d'Aurillac à Saint-Flour, et ces cantons presque oubliés se ressentiront des biens que procurent toujours la présence et l'oeil des administrateurs". L'oeil de l'administrateur procure aussi au pouvoir l’obéissance des sujets !
En 1788, la route est très praticable, les voitures, passent sans danger. Et si les Sanflorains ne mettaient pas obstacle à la réalisation de la route longeant l'Allagnon, de Murat à Massiac, qui leur ferait perdre le bénéfice du trafic Aurillac-Clermont, elle aurait plus d'importance encore. La querelle entre les deux villes jumelles et rivales s'en aigrit davantage.
Puis vinrent la Révolution, la formation du département, la victoire d'Aurillac, malgré la décision primitive d’alterner le chef-lieu, qui ne tint guère. Le centre administratif est désormais à l’ ouest, et les sanflorains sont contraints de s’y rendre plus souvent. Cependant, avec son évêché solidement ancré, la ville noire arrache a sa rivale, après thermidor, le tribunal principal ; elle argue de sa modération sous la terreur, et des outrages que les amis de Carrier lui ont fait subir, II va donc falloir tous les ans, au mois de février, que les jurés, les témoins, les avocats de I'ouest, convoqués pour la session des Assises, risquent leur vie dans les amas de neige accumulée, sur une des montagnes « des plus culminantes de France », ou bien restent chez eux, provoquant ainsi le renvoi de la session, avec tous les inconvénients d'une justice à l’action ralentie, alors quelle doit être " prompte et expéditive » . Et puis, quelle cruauté pour les prévenus dont « l'angoisse et l'incertitude se prolongent ». J'insiste là-dessus, car c'est l'argument essentiel qui fut donné et répété pour faire adopter le projet de tunnel, accélérer son étude et sa mise en train. Les rouliers et les voyageurs passaient après Thémis. Il y avait plus de robins que de rouliers dans l'administration départementale !
Quel effrayant tableau nous est brossé du parcours, entre le Lioran et Saint Jacques des Blats, sur la route impériale ! "Malheur à l'imprudent voyageur que la tourmente et la nuit ont surpris sur ces cimes glacées (...) En vain frappera-t-il de ses cris de détresse les échos de la montagne ; tout est muet dans le désert ; rien que le sinistre rugissement des vents dans les arbres dépouillés , et pas un abri ! Malheureux ! il ne peut faire un pas sans le danger de rouler dans un abîme . Un tremblement convulsif s'empare de ses membres glacés , puis l1assoupissement léthargique et les angoisses d’ une mort prochaine. Pauvre voyageur ! En ce moment peut-être une famille inquiète parle de son retour ».
Au mois d'avril 1838, l’abbé Brunhes, professeur de philosophie au Collège d'Aurillac, relate la visite de l’Evêque : « Apres quelques jours d'une température printanière , l'hiver semblait avoir reparu (…) le terrible passage du Lioran était - disait-on - intercepté de nouveau, ou du moins on ne pouvait le franchir sans s’exposer aux plus grands dangers. N'importe, notre digne prélat, ne consultant que son zèle, part de sa ville épiscopale par un temps affreux, et par un temps affreux encore traverse les redoutables Thermopyles du Cantal ».
Chaque année, on dépensait 4 à 5000 francs pour payer les ouvriers - parfois une centaine - chargés de déblayer la voie. C'est une aubaine pour les brassiers inoccupés, non émigrants : avec les aubergistes des Chazes, ils feront grise mine à la percée. Les premiers perdaient un salaire d'appoint , en une saison où l'agriculture sommeille ; les seconds, les dépenses qu'occasionnaient l'arrêt à l'auberge de renfort, et le séjour prolongé par temps de tourmente. Pis encore, la route nouvelle les abandonne ; elle passe au-dessous du village : un seul d'entre eux, transportera son commerce.Dans l'intérêt, bien entendu...
Le passage du Lioran préoccupait donc, depuis longtemps, tous les ingénieurs successifs. Sous Charles X, des essais avaient été tentés pour diriger la rectification de la route par la prairie des Sagnes. Les intempéries détruisirent le tracé ouvert, en 1829, dans cette direction, sur 2 kilomètres environ. "Mais aujourd’hui - écrivait l'Ingénieur Commier en 1839 - qu'on sait qu'il suffit de casser la pointe de l'oeuf pour le faire tenir plus aisément en équilibre , on doit être étonné que l'on n'ait pas eu plus tôt l'idée d'une percée souterraine qui assure le passage en tout temps, fait disparaître les difficultés, supprime les renforts, et diminue de plus de trois heures pour le roulage, même pendant la belle saison, la distance entre Thiézac et Murat » .
M. Delamarre, Christophe Colomb moderne, tranchait ainsi la difficulté ; mais l'Ingénieur en chef Lerouge, que le conseil général avait accusé de dorer le tableau de nos routes, de telle sorte que la statistique de 1836 reléguait le Cantal au dernier rang des départements subventionnés, rétorquait de maligne façon : " La correction de la côte des Chazes et du Lioran, les études auxquelles je me suis livré en 1830, m'avaient convaincu qu'elle ne serait pas d'une exécution facile, et qu'elle laisserait encore des encombrements de neige . Les éboulements qui existent en avant du col de Sagnes (...) ne permettaient pas d'abaisser la voie autant qu'on pouvait le désirer . Forcé de maintenir longtemps le tracé dans une région élevée, je laissai entrevoir qu'on n'obtiendrait réellement un résultat satisfaisant qu'autant que l'on éviterait de contourner le pic de Font de Cère. Cette idée a souri à Monsieur le Préfet, qui, dans l'intérêt, bien entendu, de son département, a cherché à le faire adopter par l'administration supérieure "
Ce fonctionnaire rancunier connaissait les finesses de la ponctuation. II n'ignorait pas, et les polémistes le savent encore, que l'on peut changer le sens d'une proposition en déplaçant une virgule, du moins la charger d'ironie ou de méchanceté. Car si M . Lerouge, en querelle avec son préfet, n'avait pas voulu insinuer que celui-ci pensait SURTOUT a son avancement et à sa gloire, il eût écrit « cette idée a souri à Monsieur le Préfet, qui, dans l'intérêt, bien entendu de son département ... » . En encadrant "bien entendu", il lançait au lecteur un clin d'oeil malicieux. Et M. Delamarre usa de son autorité pour l'envoyer ailleurs exercer son esprit. Les petits grands hommes détestent qu'on se moque d'eux l
Le 4 avril 1839, après avoir beaucoup tergiversé, et s’être fait présenter douze projets, dont un à ciel ouvert, et six avec souterrain, le Conseiller d’Etat, Directeur général des Ports et Chaussées , informe le préfet du rejet de la rectification routière et de l'adoption du tunnel, le moins coûteux évidemment .
Le temps me manque pour entrer dans des détails techniques, oiseux en l'occurence :
- Lors de l'enquête ouverte, Dominique Teissèdre, notaire à Murat, souhaitait l'ouverture de la percée au niveau de Fraisse-Haut,
- Le républicain Usse, d'Aurillac, qui en voulait à Delamarre, parce qu'il l'avait fait arrêter et transférer à Paris, où la Chambre des Pairs l'avait blanchi de l'accusation portée contre lui d'avoir voulu empoisonner le roi (pas davantage !), proposait un tunnel sous le col de Rombières, débouchant dans la vallée de la Jordanne, près de Mandailles, afin de sauvegarder les intérêts de sa bonne ville : « On pourrait alors faire aboutir la route à une grande rue qui la traverserait dans toute sa longueur, depuis le pré Mongeal jusqu'au foirail (à cette époque sur l'emplacement du Square). Les voitures pourraient a volonté suivre cette rue ou tourner par les boulevards. Toutes les parties de la ville seraient ainsi vivifiées, et on donnerait satisfaction aux justes plaintes des deux tiers de la population de notre cité qui voient leurs propriétés diminuer tous les jours de valeur, sans pouvoir, apporter le moindre remède ". Usse était ainsi l'organe des nordistes et des habitants du quartier de l’ Hôtel de ville, touché, par le déplacement de l'axe principal de traversée urbaine vers le Pont Bourbon et la route de Tulle. Ils revinrent à la charge lors de la création de la voie ferrée, sans plus de succès.
Le préfet exulte et ses amis le flattent, ou du moins ceux du gouvernement, ou du moins ceux qui en vivent. Quelques citations, au hasard :
- Le Lioran, c'était les " Colonnes d'Hercule ".
- Nous l'avons vu " Thermopyles " (l'Antiquité inspirait beaucoup le style de nos vieux collèges ).
- Grâce a la percée " l'obstacle est brisé " .
- "Sous cette voûte tutélaire, bravant nos glaciers et nos frimas, le commerce du nord viendra tendre la main au commerce du midi "
- Si l'on pouvait, par "un coup de baguette magique ", exécuter, non seulement le souterrain, mais "tout ce qui en découlera naturellement,, la route de l'Allagnon jusqu'au delà de Lempdes, la navigation du Lot et de l'Allier, on verrait alors que cette pauvre route 126 n'est autre chose q'un " canal de jonction du Lot à l'Allier, de la Garonne à la Loire " .
- Le col du Lioran deviendra " le point de passage obligé de toute voie de communication destinée a réunir, le plus directement possible, l'est et le sud-ouest, c'est-à-dire, d'un côté,Saint Etienne, Lyon et la Suisse, de l'autre, Bordeaux, Toulouse et l'Espagne ".
- "Le Cantal va changer de face " .
- " La pose de la première pierre sera comme le baptême de sa prospérité ",
- Et " les ouvriers qui auront travaillé à la réalisation de cette grande pensée pourront un jour dire avec orgueil qu'ils ont travaillé à la percée du Lioran "(On croirait lire la proclamation de Napoléon au soir d'Austerlitz !)
Mais Aurillac boudait, mais Saint-Flour boudait, pour des raisons analogues : crainte de voir se détourner le roulage par la vallée de l'Alagnon. Mais notre faubourg Saint Germain légitimiste boudait ; mais nos républicains bourgeois boudaient. ils s'irritaient de l'influence que leur ennemi allait acquérir auprès des ouvriers qui risquaient de préférer les grands travaux nourriciers aux beaux discours sonores et inopérants. Il est indispensable de tracer sur le terrain une ligne parfaitement droite qui servira de guide . La plus légère erreur à ce sujet aurait des conséquences funestes, puisque les galeries qu'on se propose d'entreprendre à chaque extrémité, côté Viaguin et côté Allagnon, ne se rencontreraient pas au milieu . 0n achète alors, pour 500 francs, un théodolithe à lunette plongeante . Aldebert, conducteur de 1ère classe, avait été jugé assez fort pour établir les plans, mais l'opération minutieuse, difficile,du tracé de l'axe sera confiée a Ruelle, jeune ingénieur de talent, frais émoulu de I' école , qui vient d' être chargé de la direction des travaux commencés . Il écrira plus tard : " Lorsque, après plusieurs années de travail, on approche du point de jonction, et que l'on est, malgré soi, dominé par l'appréhension du résultat de la rencontre, aucune des précautions que l'on a prises ne paraît superflue.
Le premier coup de pioche fut donné le 10 mai 1839 . Abrégeons, et sautons au 30 septembre, jour solennel de la pose de la première pierre.Un projet gigantesque pour l'époque
Delamarre s’était beaucoup promené cette année-là. On lui avait offert des banquets à Murat, à Thiézac ; l’éloquence et la poésie chantent ses louanges. Afin de donner à la cérémonie tout l’éclat qu’elle mérite, il demande respectueusement au Ministre des Travaux publics de lui indiquer les inscriptions et légendes propres à perpétuer le souvenir de la confection de ce monument «hardi et grandiose». Si l’on avait déjà creusé des souterrains d’une plus grande longueur, on procédait par sections ; en aucun autre endroit deux lignes convergentes n’étaient parties, sans puits intermédiaire, de points si éloignés. Les Annales des Ponts et Chaussées accordèrent une grande place aux travaux. Le second Empire verra percer les Alpes, le développement des chemins de fer multipliera les tunnels : l’expérience cantalienne, qui enrichit la technique, facilita la tâche.
Notre préfet n’oubliait pas non plus de solliciter l’envoi de quelques médailles du règne de son auguste monarque pour les placer dans la boîte de plomb scellée dans le fondement. Le 30 septembre, il profite de la tournée du conseil de révision pour présider la cérémonie. Il en escomptait un bénéfice moral dont on lui tiendrait compte en haut lieu, car il accumule les gaffes, son caractère pète-sec dresse contre la préfecture, contre le pouvoir, une grande partie des citoyens dans tous les milieux. Il n’a plus que quelques mois à vivre chez nous : le gouvernement le jugera compromettant et l’expédiera à Mont-de-Marsan. Le 11 juin 1840, Delamarre nous quittait en catimini, et les Aurillacois chantaient :
"Bon voyage
Maudit préfet,
Loin du Cantal, fuis avec ton bagage.
Bon voyage
Maudit préfet,
Va-t-en au diable et ne reviens jamais."
C’est le refrain, sur un air populaire. Voici le couplet :
"Chez Lucifer qui réclame vos âmes,
Traîne avec toi Lavinhac et Destaing,
Le beau Dijon ton pourvoyeur de femmes,
L’infâme Violle et ta fière catin."
Le reste à l’avenant. Nous avons pâli depuis. Mais la liberté d’expression est-elle aussi grande ?
L’écho du Cantal, premier journal périodique et politique du département, journal de la préfecture, créé par elle, en 1834, pour riposter aux attaques républicaines, tel est, curieusement, l’acte de naissance de la presse locale, si l’on excepte les feuilles éphémères parues sous la Révolution, ou celles qui, sous le 1er Empire, inséraient les annonces judiciaires et les communiqués césariens ; L’Echo du Cantal, dis-je, écrit qu’"au pied du Plomb, le 30 septembre, le concours des citoyens auraient été plus grand, si, la veille, le temps avait été plus beau : le mécontentement public n’y était pour rien, bien entendu ! A côté d’un seul député, des maires de Murat, de Thiézac et de Saint-Jacques des Blats, on remarquait quelques fonctionnaires civils et militaires en service commandé, et des ecclésiastiques ; pas un Aurillacois, pas un Sanflorain n’avait daigné se déranger".
«L’habile ingénieur Commier» prononce un discours dithyrambique que l’abbé Chaumé, dans son compte-rendu, exagère : « De même que Louis XIV disait, il n’y a plus de Pyrénées, de même aussi on pourra dire, il n’y a plus de Lioran, grâce à M. Delamarre, notre premier magistrat. Par ce seul acte, M. Le préfet éternisera son nom dans les Annales de la Haute Auvergne ; sa mémoire y vivra aussi longtemps que des voyageurs passeront sous la voie souterraine.»
Les voyageurs passent toujours, mais le souvenir de M. Delamarre est depuis longtemps passé !
«L’infâme Violle», conseiller de préfecture, y va de son couplet : la montagne parle :
Quel est le mortel dont l’audace,
Méprisant mon front orageux,
D’un chemin a conçu la trace
A travers mes flancs vigoureux ?
C’est évidemment le patron ; il s’adresse à lui directement :
Toi que l’ardeur du bien enflamme,
Laisse là de vaines clameurs
Delamarre, que ta belle âme
S’entrouvre à l’amour de nos cœurs !
Vois le succès qui te couronne,
Entends les louanges que donne
Tout un peuple reconnaissant.
Peux-tu vouloir une autre gloire,
Et désirer pour la mémoire
Un suave et plus doux encens ?"
Quelques jours après, M. Fontanier, maire de Moissac, et membre de l’Académie de Clermont, y ajoutait du sien ; c’était difficile ; il glorifiait d’abord,
Cette œuvre qui bientôt doit unir des contrées
Par d’éternels remparts jusqu’ici séparées ;
Et, dans tout le Cantal désormais sans barrière,
Offrir à l’industrie une immense carrière.
Puis, son auteur, à l’ordinaire :
Delamarre, pour toi, dans la postérité,
Quel beau titre de gloire et d’immortalité.
Sois toujours de ton roi le ministre fidèle,
Et toujours le succès couronnera ton zèle.
Fontanier n’était pas devin, même à court terme !"Gloire aux mineurs gloire éternelle !
Il est presque impossible, aujourd’hui, de se faire une idée des difficultés que présenta, il y a plus de cent ans, la percée du Lioran. Pas d’électricité, pas de marteaux piqueurs, pas de dynamite, pas de ventilation suffisante ; des moyens de transport rudimentaires pour évacuer les déblais ; un approvisionnement, et un ravitaillement difficiles ; une vie rude pour les ouvriers, en un lieu isolé, où l’hiver dure presque la moitié de l’année. Qu'étaient-ils ces ouvriers ? où l’hiver dure presque la moitié de l’année. Qu’étaient-ils ces ouvriers ? ; pour la plupart, Allemands, Italiens et Suisses : les noms le prouvent, et les chansons, aux Sainte Barbe. Si l’on trouvait sur place, pendant la mauvaise saison, quelques manœuvres locaux, attirés par les hauts salaires, il fallait les prier pour les retenir, lorsque l’ouvrage devenait plus dur, qu’un éboulement mortel ou une épidémie de fièvre typhoïde semaient la panique dans les chantiers. Les hommes valides émigraient toujours au printemps pour «faire divers métiers dans la capitale et les grandes villes.»
Les deux galeries s’attaquent à la partie supérieure, sur une hauteur de deux mètres et suivant la courbure de la section qui, d’ogivale dans le principe, fut transformée en ellipse, à cause de la difficulté d’obtenir, dans des roches que l’on n’avait pas prévues si hétérogènes, un vide angulaire et régulier au sommet de la voûte. La largeur de l’ouverture à sa base, d’abord fixée à 6, 50 m fut portée à 7m, dès que la nécessité d’un revêtement en maçonnerie se fit sentir. La partie inférieure de cette section, appelée revanché par les ouvriers n’étaient exploitée que lorsque la partie supérieure, qu’ils nommaient la couronne, avait une avancée de plusieurs mètres. On met au front de taille de la couronne les mineurs les plus expérimentés. La chanson chante, sur l’air de la Marseillaise :
"Mineur, retire l’épinglette
Et le bourroir son compagnon ;
Dispose avec art la canette,
Et qu’à l’appel de l’Allagnon,
Le feu du Viaguin réponde."
La mine était, en effet, l’opération clef. Donnons-en le détail, à titre d’exemple. Lorsque le fleuret a creusé le trou à la profondeur voulue, on nettoie celui-ci au moyen de la curette. On l’essuie avec du papier gris, de la mousse sèche ou de l’étoupe. Si la roche est aquifère, on l’enduit avec de l’argile. Si l’eau est trop abondante, on enferme la poudre dans des sachets de toile goudronnée. Autrement, on met la charge dans une cartouche cylindrique de gros papier, chassée au fond avec un morceau de bois. Si le trou a une inclinaison assez forte, on verse la poudre avec un petit cylindre de fer blanc. Après avoir bien tassé la charge avec le bourroir en bois, on place l’épinglette, qui est une baguette de cuivre jaune se terminant en pointe d’un côté et par un anneau de l’autre, destinée à conserver l’emplacement de la mèche. lorsque l’épinglette a pénétré jusqu’au milieu de la cartouche, ou de la masse de poudre, on fait glisser dans le trou une pelote de terre grasse qui vient s’appliquer sur la poudre qu’elle isole complètement, tout en maintenant l’épinglette contre la paroi. On bourre alors avec des débris d’argile sèche ou de roches très tendres, ne pouvant donner d’étincelles par le frottement ou les chocs, en ajustant sur l’épinglette la rainure que présente le bourroir à sa partie inférieure. La mine étant bien bourrée, on retire doucement l’épinglette. On introduit dans le canal une suite de petits cornets de papier (les canettes) enfilées les uns dans les autres et tapissés intérieurement de poudre durcie. On y verse un mélange de poudre et d’eau qui forme en séchant une mince couche. L’extrémité qui affleure le bord du trou est maintenue par une pelote d’argile, et l’on y fixe une mèche de coton soufré avec laquelle on mettra le feu. Etonnez-vous après cela qu’il ait fallu quatre ans pour percer la montagne !
Dans la fumée de la poudre noire et des lampes à huile, l’air empuanti, sous l’eau qui gicle des fentes du rocher, les blocs qui se détachent soudain, vous avez devant vous, écrit un visiteur qui vient de se livrer à des comparaisons mythologiques, «de pauvres ouvriers à la physionomie soucieuse (…) qui gagnent dans cette tombe le pain de la famille». A raison, ajouterai-je, de 2,70 francs, 2,80 francs ou 3,40 francs pour douze heures d’enfer en deux postes égaux.
L’exploitation du revanché, de 5 mètres de haut, était plus facile. On roulait vers l’extérieur les déblais à la brouette, au tombereau, au début des travaux ; plus tard, à l’aide d’un petit chemin de fer à wagonnets.
Côté Viaguin, l’évacuation de l’eau ne posa pas de problème puisque la pente du tunnel l’assurait elle-même ; mais en face, il fallut installer des pompes à feu tous les 170 mètres, qui rejetaient l’eau 100 litres à la minute, dans des chéneaux en planches fixés à la paroi.
L’aérage causa bien du souci à Ruelle lorsque les galeries s’enfoncèrent dans la montagne. Par vent du nord, sec et froid, tant qu’elles ne dépassèrent pas 130 mètres elles étaient ordinairement claires à la partie inférieure sur environ 5 mètres de hauteur ; la circulation s’opérait quand le vent se levait et différemment suivant les chantiers.
Par vent du sud et d’ouest, surtout lorsqu’il pleuvait, une fumée épaisse les remplissait entièrement ; elle sortait lentement en rasant le sol.
Parfois, la lumière des lampes ne s’apercevait pas à deux mètres : il fallait marcher à tâtons. A 300 mètres, en 1841, les mineurs de l’Alagnon souffrirent de maux de gorge et d’estomac : on leur donna deux heures de repos au milieu de la journée. Des ventilateurs extérieurs à disques munis d’ailettes, tournant dans un tambour, furent installés : ils aspiraient la fumée par des conduits de bois. Un ou deux hommes les actionnaient à la manivelle. A 150 tours par minute, la machine aspirait, à 300 mètres, un mètre cube d’air à la seconde.
Les comptes rendus des ingénieurs permettent de suivre presque mois par mois, l’avancement des travaux, avec les incidents et les accidents, grands et petits. Du 30 septembre 1839 au 23 novembre 1843, date à laquelle la barre à mine du chantier de l’Alagnon apparut dans celui du Viaguin, et sauf en 1842, année délicate, la progression fut régulière dans l’ensemble :
1839 …………... 100 mètres
1840 ………….. 339 m
1841 …………… 325 m
1842 …………… 297 m
1843 …………… 329 m
Cinquante mètres de moins creusés vers l’Alagnon, c’est peu pour attribuer la palme à un chantier plutôt qu’à l’autre.
Mais les crédits se faisaient attendre (éternelle histoire !). Le budget des travaux publics amputé (éternel recommencement !), on prévoyait l’interruption des travaux. Sans argent, les tâcherons ne peuvent pas payer les ouvriers qui profitent de l’occasion pour devenir plus exigeants tout en faisant moins de travail … C’est l’Ingénieur qui parle ! En 1841, il écrivait : «Des travaux tels que la percée ne peuvent être suspendus sans qu’il n’en résulte les plus raves inconvénients, non seulement sous le rapport de la dépense et de la désorganisation des chantiers, mais encore sur le plan politique. Ce grand travail attire l’attention (…) Si l’on était obligé de les suspendre cela produirait un très mauvais effets.»
Revenons aux travailleurs, le livret les tient : pas d’embauchage s’il n’est présenté ; un certificat de bonne (ou mauvaise) conduite est inscrit au départ. Un règlement imposé, signé par l’Ingénieur en chef et le préfet, les ligote : interdiction et amendes sont monnaie courante. Article 12 : «Afin que le logement des ouvriers oit constamment propre, chaque ouvrier à son tour sera tenu de le balayer à midi, sous peine d’amende de 1 franc. Une liste arrêtée par le piqueur attaché aux travaux, indiquant ceux qui seront de semaine, sera placardée dans le dortoir. Chaque jour, le piqueur visitera le logement des ouvriers pour s’assurer qu’il est tenu proprement.» On se croirait à la caserne !
Les baraques étaient formées de deux cloisons en planches, clouées sur des poteaux enfoncés dans le sol, dont l’intervalle était rempli avec de la terre glaise bien battue, de manière à former une espèce de pisé. Le toit comportait également une double cloison séparée par une mince couche d’argile mêlée de mousse et pétrie avec elle pour prévenir davantage le froid et l’humidité, sans trop charger les solives. L’ingénieur habitait un petit chalet surplombant le Viaguin, romantiquement baptisé «Ruel Burg». Mais on lui reprochait de préférer le séjour d’Aurillac.
L’article 14 du règlement fait défense aux cantinières de donner à boire aux ouvriers «hors les heures des repas, si ce n’est les dimanches et fêtes jusqu’à 8 heures du soir.»
Quant à l’état d’esprit des travailleurs, il n’est connu que par certaines allusions. Lorsqu’il adressait au Ministre son rapport sur la campagne de 1841, Ruelle, menacé de restrictions financières, écrivait «Nous nous bornerons à faire remarquer que la continuation simultanée de deux galeries et des ouvrages extérieurs est indispensable, et qu’on ne doit pas envisager ces derniers sous le rapport de leur utilité et de leur urgence, mais encore comme moyen de maintenir les ateliers bien organisés. En effet, si l’on en était réduit au nombre de mineurs employés dans le souterrain, on se verrait fréquemment forcé, pour ne pas interrompre le travail, de céder aux coalitions et de conserver de mauvais ouvriers, faute de pouvoir les remplacer. Les environs du Lioran, et même le département du Cantal, qui ne possède point d’exploitations considérables, et auquel l’émigration enlève beaucoup de bras, n’offrent à cet égard aucune ressource. Nous avons déjà beaucoup de peine, pendant la saison des récoltes, à nous procurer des ouvriers, malgré un salaire élevé, et si nous perdions la faculté d’en occuper quelques-uns aux travaux du dehors, qu’on peut suspendre et reprendre à volonté sans de grands inconvénients, les postes seraient souvent incomplets dans les galeries." Le mot «coalition» signifiait alors solidarité ouvrière, allant jusqu’à la cessation du travail, afin d’obtenir de meilleurs salaires et des conditions de travail moins dures.
Enfin, le préfet de Bantel écrira, en 1843 : «Les fatigues, les périls n’ont pas manqué aux ouvriers. Si les morts accidentelles ont été peu nombreuses, il y a eu 59 blessures plus ou moins graves sur un terme moyen de 80 travailleurs. Les cas de maladie ont été très fréquents dans la galerie de l’Allagnon, non moins insalubre par la rareté de l’air que par le suintement des eaux. Des éboulements considérables et presque continuels se sont manifestés dans la galerie du Viaguin. Il a fallu pour éviter la désertion des chantiers, toute l’influence de l’Ingénieur, et surtout mettre en jeu l’attachement et l’amour-propre que certains ouvriers portent à ne quitter la grande entreprise qu’ils ont vu commencer qu’après l’avoir terminée. Il fallait du dévouement pour persister après l’événement du 19 avril (…) Le dévouement a reparu après quelques hésitations, plus vivace que jamais". Sous une telle plume, cet éloge est indiscutable.
«Gloire aux mineurs, gloire éternelle !» chantait la chanson de la sainte Barbe. Et je voudrais qu’on se souvienne d’eux, aussi bien que du préfet Delamarre. 6 sont morts, 3 par accident, 3 de maladie. 56 furent blessés grièvement : voilà le revers de la médaille et l’histoire ne dit pas leur nom !
80 000 coups de mine furent tirés ; 40 tonnes de poudre utilisées ; 60 000 mètres cubes de blocs extraits ; 164 000 journées d’ouvriers divers payées. Une dépense totale enregistrée de 1 114 185 francs (anciens, très anciens !) sans le revêtement de maçonnerie (340 000 francs), la confection de la chaussée et des trottoirs, et la pose de l’éclairage. A peine le prix d’une D.S. 1961 ! Mais un dépassement de 100% sur le devis, car on n’avait pas tout prévu, en particulier le revêtement des parois ; on croyait ls solide le ventre du vieux volcan que Ruelle prospecta, en géologue averti : les affleurements étaient de choix et lui permirent de s’en prendre aux tenants de la théorie des cratères de soulèvement. Rames utilisera plus tard ses observations.
Le grand jour se lève !
22 novembre 1843, les deux galeries totalisent 1385 mètres, et le souterrain doit en mesurer 1387. La barre à mine pénètre de part et d’autre à une profondeur de 3 mètres. Et point de jour ! Point de bruit ! L’anxiété gagne tous les visages ; l’Ingénieur «se surprend à douter». On va se coucher. Le lendemain, le travail reprend avec fièvre. Enfin, à deux heures du soir, après une explosion massive, la liaison est établie :
"Allons, mineurs de la percée,
Le grand jour vient de se lever !
Sous la barre à mine embrasée,
La montagne va s’éventrer.
Oyez, par la roche profonde,
Sourdre comme un bruit de canon :
De nos frères de l’Allagnon,
C’est la foudre qui tonne et gronde.
A l’œuvre les mineurs !
Précipitons les coups.
Frappons, chargeons,
Le Lioran s’entrouvre devant nous."
Et l’on se parle par le trou de sonde ; et l’on y verse du vin bleu. Tard dans la nuit, on fêtera le succès à Ruel Burg et dans les cantines. « Nous n’osons dire le nombre de bouteilles qui restèrent sur le champ de bataille», note le chroniqueur. Les voyageurs attardés purent croire à un sabbat.
Mais une fête plus solennelle attendait les ouvriers : la sainte Barbe qu’ils célébraient habituellement, ceux du Viaguin à Vic sur Cère, ceux de l’Alagnon à Murat, c’est à Aurillac qu’on la leur offrit tous réunis cette année-là, grâce à 700 francs de gratification ministérielle. Le 4 décembre, 90 mineurs, leurs chefs et les tâcherons, prennent le chemin de la ville avec 18 voitures. A Vic, Ruelle les attend. A deux kilomètres d’Aurillac, ils se forment en cortège et défilent, drapeaux en tête, sous les acclamations de la foule accourue.
«Le peuple est blasé à l’endroit des sommités oisives, dit le chroniqueur. Les dignitaires passent sans qu’il s’émeuve, mais quand vient le travailleur, l’homme productif et utile, le peuple se porte en foule à sa rencontre. C’est là un grand enseignement.»
Salve d’artillerie, réception par le préfet, le Maire, le général commandant le département, en costume ; messe en musique à Saint-Géraud, où se font entendre les membres instrumentistes de la Société philharmonique. On remarque «la tenue recueillie» des mineurs pendant la «paternelle allocution» du prêtre.
Puis un banquet de 100 couverts, salle électorale, rue du Collège, servi par le restaurateur Berthou : «La partie haute de la table, occupée par M. Ruelle et ses conviés, était surmontée des instruments à l’usage des mineurs et disposés en trophée. Sur l’un et l’autre côté, se détachaient des vues représentant les galeries, dessinées par M. Lagrilière, en forme de transparent (…) Les mineurs partageaient volontiers leur attention entre les deux croquis et le gâteau monstre par lequel l’auteur du dîner avait voulu figurer, à sa façon, les proportions démesurées de la montagne du Lioran.»
Au dessert, arrivent le préfet, l’Ingénieur en chef, les hauts fonctionnaires. Toasts multipliés, comme il se doit : «Boire au roi, à son gouvernement, c’était boire à la continuation de la paix, et les ouvriers savent que c’est par elle seule, et uniquement sous son empire, que de grands travaux peuvent être entrepris, et les classes laborieuses être occupées". Allusion politique de circonstance car, pour les partisans de la monarchie de juillet, la coalition rivale, républicaine et légitimiste, c’était – du moins dans leur propagande – le «parti de la guerre.»
Le préfet de Bantel évoque Delamarre (il ne pouvait faire à moins !). Mais L'Echo du Cantal passe alors rapidement, et la Revue du Cantal, journal concurrent né en 1839, le lui reproche. Elle signale, à ce moment, «les applaudissements et les hourras frénétiques des rudes travailleurs (…) Puisse le récit de ce fait parvenir à M. Delamarre et essuyer les larmes qu’un silence aussi ingrat qu’injuste a dû lui faire verser.»
La barre à mine qui, la première, a passé de la galerie de l’Alagnon dans celle du Viaguin, et le fleuret qui a creusé le trou, sont offerts par les mineurs à la municipalité. Que sont-ils devenus ? Ils avaient sans doute moins d’importance, pour nos maires, que la trompette du huguenot !
La fête dura trois jours. «Et, malgré la prodigieuse quantité de liquides absorbés, la ville n’a jamais été plus tranquille (…). On n’a pas eu un seul excès à déplorer". C ‘était, là aussi, "un grand enseignement !".Dernires difficultés
La percée effectuée, il fallait la parfaire. Quatre ans s’écouleront avant que le travail soit achevé. Les adjudications subissent de longs retards, faute d’argent. Le conseil général se plaint que l’on en consacre par ailleurs tant pour les chemins de fer, et si peu pour les routes, dans un pays qui n’a «aucun espoir d’être vivifié par aucune de ces voies faciles et rapides de communication qui créent un nouveau monde.»
Le député gouvernemental d’Aurillac, Bonnefons, jugeait cette carence déplorable … pour ses intérêts électoraux. Sollicitant l’octroi d’une subvention de 75 000 francs, il écrivait au Ministre des Travaux Publics : «On évitera (si elle est accordée) les plaintes très vives que susciterait, dans un canton fort populeux dans lequel les oppositions légitimiste et républicaine ont de nombreux organes, la parcimonie de la haute administration.»
Maçonnerie, chaussée, trottoirs, caniveaux terminés, restait l’éclairage : gaz de houille ou huile ? On opte pour celle-ci. Des réverbères sont loués, très cher, à Clermont : ils sont mal disposés. Au mois de février 1848, la galerie est ouverte à la circulation depuis peu, et le préfet écrit au Ministre en lui demandant encore de l’argent : «C’est un passage dangereux. Les piétons et les cavaliers n’y voient se conduire qu’à grand peine et courent sans cesse risque d’être froissés par les voitures qui, elles-mêmes, sont fréquemment jetées sur les trottoirs.»
25 réverbères, système Saget, seront ensuite placés à 50 mètres de distance. 22 restent allumés pendant le jour, 14 heures l’été, 11 heures l’hiver ; et 6 réverbères la nuit, durant 11 heures en moyenne. Du 1er octobre 1848 au 1er octobre 1849, on dépensa pour l’éclairage 4 214 francs, avec 2 172 kilos d’huile, main-d’œuvre et accessoires compris. C’était autant qu’il en fallait pour déblayer l’ancienne route enneigée. Mais l’éclairage au gaz serait revenu à 6 772 francs.
Quand dut proche le moment de l’utilisation du tunnel, le 9 octobre 1847, le préfet écrivit au secrétaire d’Etat aux Travaux publics une lettre dont le brouillon porte ceci : "je désirerais que le jour où la voie souterraine sera inaugurée fût consacré par un acte de généreuse reconnaissance envers les ouvriers, et par une solennité à laquelle je me propose d’assister. Les frais d’inauguration et de pose de la dernière pierre paraissent devoir s’élever à 450 francs. J’aurai ultérieurement l’honneur de vous rendre compte de l’inauguration de ce grand travail, à laquelle les populations voisines s’apprêtent comme pour une fête, car le percement du Lioran est à bon droit considéré par elles comme le plus grand bienfait qu’elles pussent attendre de la magnificence du gouvernement." Mais le préfet, qui s’appelait alors Cournon, barra ce passage. La nouvelle de son initiative, avant qu’elle n’avorte, avait dû franchir les grilles de la préfecture, puisque le Courrier du Cantal du 16 octobre écrivait :
- "Nous pouvons annoncer, d’après les renseignements recueillis à bonne source, que l’inauguration de la Percée du Lioran aura lieu le 30 courant."
- «Heureux de voir enfin terminer cette voie si importante, nous dirons au pays quels immenses avantages il doit en retirer (…)"
- «Habitants du Cantal, réjouissez-vous. Vous aussi, désormais, vous aurez votre merveille à montrer à l’étranger, et le tourisme qui venait admirer les gigantesques proportions de nos montagnes, s’étonnera des travaux plus gigantesques encore dont l’art a doté votre pays. Et vous, hommes positifs, soyez heureux aussi, votre patrie est sortie de l’oubli : de grands centres de populations viendront, pour communiquer entre eux, visiter vos cités.»
- Sans oublier le couplet final à l’administrateur distingué qui présida à «cette œuvre grandiose». «Reçois mes remerciements, O Delamarre ! Ton nom, joint à celui des hommes qui te secondèrent, vivra toujours ans nos cœurs reconnaissants.»
Mais, le 20 octobre, le journal démentait la nouvelle ; l’inauguration n’aura pas lieu : «Elle a été faite avec une grande solennité le 22 novembre 1843. Il n’y a nulle raison de la répéter aujourd’hui.»
L’ouverture du souterrain, aux rouliers, aux cavaliers et aux piétons, passa donc, au cours de l’hiver, à peu près inaperçue. D’ailleurs, la crise économique sévissait à la veille de la révolution de 1848 ; une succession de mauvaises récoltes plongeait la population dans la misère : le cœur n’était pas aux réjouissances.
Déjà, de Bantel avait rompu avec les méthodes de son prédécesseur (précurseur adroit, reconnaissons-lui cette qualité), qui voulait élever l’emprunt à la hauteur d’un système efficace. Heureusement, un conseil général composé de gens rassis … et routiniers, s’y opposa. De Bantel n’est, ni pour une telle imprudence, ni pour les grands travaux, susceptibles de produire une hausse inattendue du prix de la main-d’œuvre, néfaste pour les propriétaires et les patrons, dangereuse pour la tranquillité publique : «Lorsque, pendant trois ou quatre ans – disait-il – on a accoutumé de nombreux ouvriers à trouver dans des travaux extraordinaires des salaires élevés qui ne pourront plus leur être continués, on a jeté dans les populations des ferments de troubles ou du moins de mécontentement.»
On finit le tunnel … parce qu’on l’avait commencé. Le chemin de fer tendait à supplanter la route. Il bénéficiait de la plus grosse part du gâteau budgétaire, depuis la loi de 1842. Tout en répétant qu’il est vain d’envisager, chez nous, la construction de la moindre voie ferrée, on s’intéresse, dès 1845, à la possibilité de voir la ligne Bordeaux - Lyon traverser nos montagnes. Les Sanflorains, précoces, songeaient, depuis 1839, à un «rail-way» qui les relierait à la basse Auvergne, objet de leur amour.
Tout cela est encore confus, hésitant. La méfiance et les préjugés dureront jusqu’au second Empire. Le chemin de fer restera, pour le grand public, une jouissance achetée trop cher. Des capitaux énormes s’y engloutissent, aux dépens des routes, des canaux, de l’aménagement des rivières (Dordogne, Lot, Allier), de l’industrie et de l’agriculture, qui en sont privés.
Lorsque, grâce à l’influence de Félix de Parieu, le «Grand Central» Capdenac – Arvant prendra corps, afin d’en démontrer l’importance nationale, on ressortira les arguments utilisés pour justifier la percée du Lioran. La rivalité Aurillac – Saint-Flour réapparut, de même l’opposition entre les hobereaux des vallées de la Cère et de la Jordanne, entre le nordistes et les sudistes d’Aurillac.La montage a t-elle accouché ... d'une souris ?
Et Delamarre, que devenait-il ? A Mont-de-Marsan, il bâtit un pont sur un boulevard : Les Landes ont peu propices aux tunnels ! Et ce pont, et ce boulevard portèrent son nom, à la suite d’une pétition des habitants, en 1842 : c’était enfin la vraie gloire ! Hélas ! voici quelques années, on a débaptisé le boulevard afin de caser le général de Lattre de Tassigny.
Dans la Creuse, où il fut ensuite, on donna son nom à une place et à un pont. Destitué en 1847, il refit carrière, comme député cette fois.
Lors d’une exposition à Paris sur l’œuvre des préfets, il y a une dizaine d’années, le Cantal envoya des documents sur la percée du Lioran, afin d’illustrer la mémoire de Delamarre.
Si l’on comparaît les conséquences réelles de l’œuvre dont il fut, sans conteste, le promoteur, avec celles que l’imagination laissait entrevoir, avant de l’entreprendre, on pourrait conclure avec raison : la montagne a accouché d’une souris. Mais faisons la part du bluf nécessaire toutes les fois qu’il s’agit d’arracher de l’argent à la bourse serrée du pouvoir. Assurément, nos ingénieurs, notre préfet même, n’étaient pas si bêtes : ils ne croyaient pas dur comme fer à leurs arguments !
La percée du Lioran n’a pas changé la face du département ; elle n’a pas réuni le nord et le midi, l’est et le sud-ouest de la France. Mais elle a contribué à souder davantage la région d’Aurillac et celle de Saint-Flour séparées par la géographie et l’histoire. Elle a facilité les communications routières entre la région d’Aurillac et Clermont-Ferrand, (capitale de la province) et Paris, surtout depuis le développement de l’automobile. Elle a rendu plus rapide, moins coûteux, le percement du tunnel du chemin de fer.
Elle a été, nous l’avons vu, pour les techniciens, riche de leçons. Elle a donné enfin à nos journalistes, à nos poètes amateurs, l’occasion de faire admirer leur talent. L’un d’eux appréhendait le triste avenir que le développement industriel, pourtant fort lent encore en 1843, laissait présager aux âmes bucoliques :
«Quand M.M. les Ingénieurs civils auront divisé le globe en compartiments symétriques, bordés de maisons et usines, canaux et chemins de fer, avec wagons et bateaux à vapeur, et qu’ils auront refait ce monde sublunaire sur un patron anglais, avec du charbon de terre, du bitume, du gaz, des prairies artificielles, des tunnels et autres merveilles de l’industrie, serons-nous plus heureux ? Où allons-nous en allant si vite ? En courant après le mieux, ne faisons-nous pas comme le chien qui lâche sa proie pour l’ombre ? Je le crois ; aussi prié-je tous les physiciens, mécaniciens, mathématiciens et polytechniciens de s’entendre avec l’Anglais Henson pour inventer, le plus tôt possible, une arche aérienne à l’aide de laquelle abandonnant cette planète maudite, nous nous sauverons tous dans un monde meilleur.»
Il y a 118 ans seulement, on s’extasiait devant ce petit trou de 1 400 mètres, creusé sous le puy Lioran, après des efforts inouïs, avec des moyens qui nous font aujourd’hui sourire. La science et la technique ont couru depuis. Les hommes marchent vers un monde meilleur, sur cette terre. Ils ne se sauveront pas dans l’arche aérienne !* * *