La nuit a été calme, seule la pluie a perturbé quelque peu mon sommeil ! A cause d'une fuite dans ma toile de tente ! La nuit précédente, vers 5 heures, un gros cerf a tourné autour de mon campement en poussant de longs brames ; le faisceau de ma lampe électrique l'a convaincu d'aller bramer plus loin.
Debout à 7 h 30, après une rapide toilette, je m'équipe léger et me dirige prestement vers le nord-ouest où les brames ont repris de plus belle... Je m'enfonce dans la forêt, en contournant par la gauche la « Roche ». En approchant de l'orée, j'aperçois l'un des bramants. A peine suis-je en place que je remarque un 10 cors occupé à éloigner un jeune 8 un peu trop entreprenant. En fait, j'ai la sensation de me trouver au milieu d'une place très chaude.
L'absence de vigilance de mon 10 me permet quelques images en position debout, bien calé sur le monopode, à une distance bien sympathique. Je réussis sur ce coup trois ou quatre images de bonne facture, dans le décor matinal humide de la nuit. Mais les limites sont atteintes quand ce joli cerf, face à moi pousse son rot, signifiant qu'il m'a repéré. Il tourne les sabots et regagne le haut de la butte, un bref arrêt et il se retourne pour me jauger puis adieu
Mon attention ne retombe pas car au même moment un puissant brame retentit sur ma droite, pas très loin. Je n'ai pas longtemps à attendre pour comprendre la fougue de son brame ! Celui-ci est destiné à un congénère qui arrive, face à lui, à travers la pâture.
Mon coeur tape le 180, je pense à cet instant que je vais vivre des moments exceptionnels, et que j'attends depuis plus de 10 ans.
Les deux cerfs sont face à face, à 5 mètres l'un de l'autre ! Ils entament une marche parallèle, têtes basses, les regards de travers. En fait ce cérémonial correspond point par point à ce que j'ai pu lire sur les combats de cerfs.
Après une « marche » de quelques mètres, les deux protagonistes se mettent face à face et s'élancent têtes baissées. Un grand choc, un enchevêtrement des bois et des claquements secs. Je commence à déclencher avec frénésie. Ma tension est à son comble. Aussi je suis ravi de pouvoir m'appuyer sur le monopode. La lumière est bonne ce qui permet de donner du diaph 5,6 puis 6,7 vitesse 350e, 800 iso.
Les cerfs sont maintenant lancés à fond dans leur combat. Je profite de leur folie pour me rapprocher un peu et choisir un angle de prise de vue dégagé de tout obstacle. Les cerfs sont bien en place dans leur ronde, les yeux grands ouverts. La puissance dégagée est impressionnante.
Ils s'arc-boutent, prennent un maximum d'appui sur leurs postérieurs et lancent des assauts. Les têtes sont au ras du sol, front contre front, les andouillers de massacre ancrés dans la terre. Je suis à une quinzaine de mètres des combattants, j'entend leurs souffles. Je mitraille toujours, pour une première, il ne faut pas compter. Cela fait bientôt deux minutes que l'affrontement a débuté.
Un dernier sursaut, les têtes se relèvent à environ une trentaine de centimètres du sol, une dernière tentative de déstabilisation par une torsion du cou échoue. C'est le moment que je choisis pour me relever car je sens que le 10 va décrocher. Effectivement, le plus léger des deux, tourne vers la droite pour dégager ses bois, ce que semble accepter son rival.
Un vif déplacement, un demi-tour et voilà mon cerf qui s'enfuit en direction de la butte sur ma gauche.
Ma position debout a surpris le vainqueur. Je ne regrette pas d'avoir « volé » son brame de vainqueur, car l'intensité du combat et les différents tours sur eux-mêmes les ont désorientés et une fuite peut être dangereuse pour le voyeur que je suis.
Mon émotion évacuée, quelle joie ! 15 images réussies sur 15 tentées ! J'aurais dû en faire plus mais gérer le stress, la sécurité, le diaphragme, la vitesse, le cadrage, le tout en deux minutes à peine, tout cela n'est pas évident. Aussi, en revenant à mon campement la tête dans les nuages, je me félicitais d'avoir pensé en partant à mettre dans ma poche un film vierge, car quelle n'aurait pas été ma frustration si je n'avais pas pu immortaliser sur la pellicule ces moments forts, si difficilement photographiables et si rarement photographiés ?
JEAN-PAUL RICKELIN