cp

3.31 4

J’ai froid, mais j’ai faim aussi. Enveloppé dans une couverture, je prépare une omelette que je dévore aussitôt.

L’édredon a gardé la tiédeur du lit.

Il fait jour quand j’ouvre les yeux. Tous mes muscles protestent quand je glisse mon bras au chaud. Demain ce sera pire.

L’air que j’inspire est glacé.

Je suis bien au lit.

Je suis seul. Rien ne m’oblige à…Je vais faire la grasse matinée…petite transgression que personne ne connaîtra.

Est-ce une défense pour me préparer …

Carine s’est éveillée au milieu des siens. Ophélie est venue dans son lit…son lit…qu’elle a partagé si longtemps avec celui qui lui a fait les enfants…

Il n’y a pas que mes muscles qui sont douloureux ce matin.

Dans la grande cuisine salle de séjour, la température est aussi basse que dans la chambre. La gueule béante de la cheminée emporte l’air aspiré sous la porte. Pour que le feu vive bien, il faut que la fumée monte, poussée par l’air chaud du bois qui brûle. C’est parfait pour réchauffer l’œil et le cœur, tout comme l’atmosphère au-dessus du toit.

Je reste longtemps à regarder les flammes dévorer les brindilles puis s’attaquer aux branches et aux bûches.

Quelle saine occupation pour un dimanche hivernal !

Je retrouve dans les flammes Élisabeth et Aude, Carine et son mari, d’anciens élèves jouant avec Tina et Hubert…un autre feu là-bas en Algérie apporte des visages que je croyais perdus…le feu du Mas-del-peuch où mon grand-père épluche les châtaignes …

Mon estomac m’arrache aux confusions du passé.

Je retrouve les douleurs de mes muscles à peine plus brillants que mon esprit. Je vais avoir besoin d’un peu de temps pour remettre la machine en route. Pour l’heure je dois me contenter de repos et de chaleur.

J’attends Carine en feuilletant de vieilles revues devant la télé.

Elle pourrait être là si je lui manquais un peu.

Je sais qu’elle ne décide pas seule. Elle dépend de l’envie de partir de ses enfants. Ils ne se sont pas retrouvés depuis notre départ pour la Réunion. Je devrais comprendre…je comprends…ce n’est pas ma raison qui proteste, c’est ma déraison. Cette folie qui détruit en échappant au contrôle habitueL.

J’ai de la chance qu’elle revienne vers moi. Je devrais préparer une fête pour l’accueillir. Ma raison me dit tout ça.

L’autre veut me laisser malheureux, demandant tout en risquant de tout perdre.

Carine va arriver, regrettant d’arriver si tard comme de n’avoir su retenir un peu plus ses petits. Elle s’en voudra. Et à moi par contre coup.

C’est normal.


La voiture.

Une autre la suit dont je vois les phares.

« Alors monsieur l’ermite. Il fait bien chaud chez vous. »

Elle s’installe sur mes genoux, sans être gênée par la présence de son fils.

Denis serre ma main : « je voulais voir le nid que vous avez choisi. Maman a tellement vanté la beauté de cette vieille maison…et j’ai préféré l’accompagner en raison de l’état de la route. »

« Tu voulais vérifier la qualité de notre bois. Cette mode retrouvée fait la fortune des bûcherons. »

« Ouais ! Fortune…même en bossant beaucoup…de toutes façons j’ai décidé d’arrêter. Je vais aider Maman en attendant le retour de mon père.

Commerçant moi aussi ! C’est bien pour rendre service. »

Leur vie s’organise où je n’ai plus de place.

Denis trouve les verres et les bouteilles. Á l’aise comme chez lui.

Carine prépare le repas. Elle a apporté les restes de leur fête.

« Alors tu t’es perdu ? Te rends-tu compte du coup porté au mythe de mon infaillible professeur ? »

« Je ne sais ce que devient le prof de ta mémoire, mais le vieux qui est devant toi a mal à tous ses muscles. »

« Maman apporte tout ce qu’il faut. Elle a ouvert le magasin pour toi. Regarde ce grand sac. Il est plein de pommades et de ceintures chauffantes. Tu vas être choyé comme un héros de retour d’une expédition himalayenne. »

Ils plaisantent comme deux complices retrouvés.

Je ne suis pas exclu puisqu’il peut rire des massages que sa mère me fera.

 

 



3.32 5

Après le départ de Denis, un long silence nous unit. Carine est dans mes bras devant le feu. Elle quitte peu à peu les évènements de sa journée pour me retrouver.

« Tu dois être affamé. »

« J’ai grignoté un peu depuis l’omelette de la nuit. »

« Heureusement que je suis là ! »

« Quand tu es là. »

Ma réponse stupide est suivie d’un silence. Celui-là nous sépare.

« Comment pouvais-je faire ? C’est ma famille. Cet accident…je pensais que tu comprenais… »

« Tu agis pour le mieux. Mais tout va un peu trop vite. Personne n’y peut rien. »

« Nous ne sommes plus des enfants. Tu sais que je veux vivre avec toi. »

« Et nous avons si peu de temps. »

« Nous allons nous soigner. As-tu revu ta femme ? »

« Oui. En très mauvais état. Elle m’a raconté l’histoire. Un drogué de vingt-cinq ans qu’elle avait recueilli à la demande de son curé. J’étais en stage. Elle l’a réconforté… »

« Avec zèle. »

« Une nuit il l’a rejointe…elle n’a pas su résister… »

« Il l’aurait violée ? Elle n’en aurait rien dit ? »

« Non, mais… »

« Un jeune de vingt-cinq ans, même pour une sainte femme… »

Je suis certain que Carine s’en veut de tenir ces propos. Comme je m’en voulais d’être content d’apprendre que son mari était homosexuel. En s’éloignant d’elle il la rapprochait de moi. Je ne dois pas défendre Élisabeth, mais j’aurais préféré…

« Pardonne-moi. Je suis stupide. Que nous importe. Elle t’a dit où il est ? »

« Dans un hôpital parisien, à cause du Sida. »

« Le pauvre garçon ! Á moins de trente ans ! Et nous oserions nous plaindre ? »

Je m’allonge près du feu. Carine masse mon corps qui se détend.

Bien au chaud dans notre lit, nous évoquons l’avenir. C’est la période des bilans et des inventaires. Elle va devoir passer du temps au magasin. Son mari part à Montpellier pour une rééducation. Elle formera Denis. Elle rentrera le soir.

Je dis que je comprends.

C’est vrai que mon esprit admet ce qu’elle dit. Une autre part de moi refuse tout en bloc.

Nous allons nous perdre.

Elle aura du mal à affronter le mauvais temps pour retrouver le vieux resté à la maison. Son fils sera près d’elle. Ses amis reviendront. Je ne partagerai ni ses journées ni ses soucis.

Je ferai fonctionner mon corps en parcourant les bois.

« Hervé va revenir. Denis prendra le relais. Si tu venais nous aider…nous partagerions tout…tu connais aussi bien que moi les produits et les clients…tu pourrais… »

« Je ne suis pas assez fort. Même si j’attache peu d’importance à ce que pensent les gens, ce serait trop pour moi. Je serais le coucou profitant du nid de l’autre. Et qui plus est de l’autre blessé. Toi et moi savons que je suis responsable de cette tentative de suicide. »

« Tu ne peux pas dire ça. Pas plus… »

« Je ne le dirai plus, mais comment ne pas le penser. C’est Élisabeth, à travers moi… »

« C’est aussi ma faute. J’aurais pu le ménager. C’est le père de mes enfants. Cessons de nous faire du mal. J’a tellement besoin de toi. »


Je me lève pour allumer le feu. Je prépare les petits déjeuners que nous prenons ensemble en regardant les étincelles s’accrocher à la suie.

Je dégivre la voiture pendant que Carine se prépare. La voiture de l’autre. Les cassettes qu’il aime sont là. Ses gants aussi et ses lunettes.

Je vois les phares traverser la forêt.

Le froid me ramène vers l’âtre.

Que vais-je faire ? Je pourrais apprendre la broderie. Lire. Me promener. Regarder la télé. Attendre. Voir passer les jours… jusqu’à ce que…

 



3.33 6

Je mets de l’ordre dans la maison et retrouve les vieux papiers et bouquins que j’avais laissés dans ma malle chez Aude. Ma vie d’avant. Mes vies d’avant puisqu’il y en a eu plusieurs.

Je commence à écrire pour…je ne sais qui. Pour moi au moins. Je vais écrire ces évènements depuis la campagne moyenâgeuse de mon grand-père au monde de mes enfants.

« POSITIF »

Oui. Positif. C’est ce que disent les analyses, mais c’est surtout ainsi que je mesure ces années. Il y a eu des bas bien sûr, avec des échecs et des difficultés, mais tellement de moments heureux. Oui ! C’est largement positif.

J’oublie le repas et ne m’interromps de temps en temps que pour jeter une bûche dans le feu. Il est plus de quinze heures quand je décide de m’aérer. Je grignote un bout de pain en marchant doucement sur le chemin.

J’ai mal partout mais je suis en paix avec moi-même. Je laisserai le récit de ma vie pour Ophélie et ses futurs frères et sœurs. C’est comme une pelote dont j’aurais trouvé un bout. Tout se déroule sans peine, découvrant les nœuds et les couleurs vives ou effacées.

Je revois Aude enfant…Élisabeth…comment pourrai-je l’aider ? L’empêcher de sombrer pour qu’elle ne soit pas un boulet pour notre fille ?

Son Dieu lui interdit de mettre un terme à l’épreuve. Moi je suis libre. Pourquoi pas…une dernière fois…ce serait un accident…la voiture convient bien à cette fin…seule Carine saurait que j’ai choisi cette sortie.

Je vais attendre qu’elle ait retrouvé son équilibre ancien avec ses habitudes, son magasin, sa maison, l’invalide à aider…

Il me reste à finir ce livre que je viens de commencer. Je ne pèserai plus dans aucune vie. Je libèrerai en même temps la mère de mon enfant. Voilà un but pour ma fin de vie.


Carine me dit sa journée.

Rémi prend son rôle très à cœur. Pour sa formation d’artisan, il a suivi un stage de gestion-comptabilité. Sa connaissance du magasin va lui permettre d’en prendre rapidement la responsabilité.

Je raconte mon début d’écriture.

Élisabeth m’appelle : le jeune homme va mourir. Elle refuse d’aller le voir. Elle a cessé ses cours, consacrant tout son temps à des rangements préparatoires à sa fin de vie imminente.

J’annonce à Carine mon voyage à Paris : « il faut que je voie ce garçon avant qu’il ne meure. »

« Je peux t’accompagner. »

« Je ne ferai que l’aller-retour. Je partirai demain et serai là pour le week-end. »

Nous vivons cette nuit comme si elle devait être la dernière.


C’est moi qui pars le premier dans la nuit hivernale.

D’autres voyages me reviennent avec les rencontres et les retrouvailles. J’ai des amis un peu partout en France avec qui j’ai partagé des heures de réflexion et des soirées dans les boîtes où se font les confidences. Je ne les reverrai plus. Leur souvenir m’accompagne tout au long de ce voyage dont je connais tous les paysages.

Depuis que j’ai commencé l’écriture de ma vie, de nombreux tiroirs offrent des moments que je croyais perdus, emplis de visages et de bonheurs partagés.

 

 

 

 

 

 

 

JC Champeil