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Des enfants sauvages

Un livre de Jean Claude Champeil

 enfants sauvagesle seul moyen de transport entre l'île où opère le Dr Delome et le monde extérieur

Une infirmière, veuve depuis peu, répond à une annonce. Elle va participer à une expérience mise en place pour l'étude de l'effet de la télévision sur les enfants. Dix-huit petits sont enfermés sur une île ... Attaques extérieures ... Affrontements entre gardiens ... Amour... Ces petits, coupés du monde réel, pourront-ils devenir des êtres humains ?

2.1 Gris.


Le ciel est gris. Comme les murs des maisons, le trottoir, l'allée du jardin, et même le chat qui attend l'ouverture de la porte pour s'enfuir.

Je regarde mes mains. Elles aussi sont tristes. Mortes. Elles ne servent plus à personne.

Je relis le texte que j'ai expédié à un journal : "Infirmière - 38 ans - cherche emploi intéressant - lieu, salaire indifférents."

Vingt jours seulement depuis que j'ai entendu les derniers mots de mon mari alors qu'il s'éteignait dans mes bras: « que c'est long...c'est si dur de partir... ». Vingt jours dans cette maison où je ne veux plus vivre, plus jamais.

Vivre ! Comme si ce mot avait encore un sens.

Le front contre la vitre je reste immobile, absente de moi-même. Le téléphone. Une erreur sûrement. Qui pourrait m'appeler? «  Bonjour Madame. J'ai une proposition à vous faire en réponse à votre annonce. Etes-vous toujours libre? » « Oui. Bien sûr. Je... » « Il s'agit d'enfants. Accepteriez-vous de quitter la France? » Je bafouille :

«  Oui. Euh, bien sûr, euh, ça n'a pas d'importance... » La voix distinguée poursuit : «  Seriez-vous prête à partir rapidement? » «  Dès que vous le voudrez. » «  Parfait. Votre salaire mensuel serait de deux mille euros. Cela vous convient-il? » «  Ce serait très bien. » «  Pouvez être à Paris demain ? Vous dînerez à la maison. Je vous parlerai plus précisément de cet emploi. » « Bien sûr. »

Je note le numéro de téléphone qu'il me donne pendant qu'il ajoute : «  Appelez-moi dès que vous connaîtrez votre heure d'arrivée, je viendrai vous chercher à la gare. A demain. » «  Merci Monsieur. A demain. »

Je m’effondre sur le fauteuil. Je ne pourrai jamais être prête. Je ne peux pas partir comme ça.

Je cours vers la chambre et je vide l'armoire. Je téléphone à la gare pour retenir une place : départ seize heures, arrivée dix huit heures quarante. Je ferme la valise sans savoir ce que j'y ai mis. Je m'allonge pour réfléchir à ce qui m'arrive et me réveille alors que le soleil entre déjà dans la chambre. J'avais tant de sommeil à rattraper.

Il faut que j'appelle Monsieur Limard.

«  C'est Anne Vrail, vous savez... » «  Bonjour Madame Vrail. Avez-vous bien dormi? Ma femme et moi vous attendons. A quelle heure arrivez-vous ? » «  Dix huit heures quarante. » «  C'est parfait je serai là. Au point rencontre. Je tiendrai "Le Monde" ouvert contre ma poitrine. A ce soir. »

Je range un peu. Je rêve. Je grignote. J'essaie plusieurs tenues. Je ne vais pas m'habiller en noir. Henri ne l'aurait pas voulu. Il n'aimait pas l'affichage des sentiments ni toutes les apparences et les traditions.

Il faut que j'apprenne à penser par moi-même. Il n'est plus là. J'entends pourtant sa voix :

« Tu devras vivre à ta manière. Aller vers les autres. Apprendre à te connaître. »

C'est déjà l'heure.

Le mouvement du train me plonge entre rêve et somnolence. Je suis folle de partir comme ça… le pire c'est d'attendre dans cette maison morte.

Paris. Déjà. Je n'ai même pas pris le temps de vérifier ma coiffure. Tant pis. Je ne vais pas à un concours d'élégance. Ma valise. Où est ma valise? Je ne dois pas le faire attendre. Cette proposition est inespérée. Je ne veux pas retourner dans une clinique ou un hôpital. Des enfants. A l'étranger. Depuis hier j'y pense. Changer de pays. M'occuper d'enfants. C'est ce que je n'osais espérer. Il faut que j'obtienne cet emploi.

Le point rencontre? Où est le point rencontre? Nous ne prenions jamais le train. Notre besoin d'indépendance nous faisait toujours choisir la voiture. La question ne se posait même plus.

Les gens courent. On me bouscule. Je me sens perdue. Et si je ne le trouvais pas? Je me rassure en me rappelant son numéro de téléphone.

«  Madame Vrail? »

Je me retourne.

«  Oui. C'est moi. »

«  Limard. J'ai préféré venir vous attendre au bout du quai. »

«  Merci. Mais... »

«  Comment je vous ai reconnue? Vous sembliez désorientée. Je connaissais votre âge. Avez-vous fait bon voyage? »

Sans attendre ma réponse il prend ma valise et marche rapidement vers la sortie. Il tient la portière pendant que je m'assieds dans sa voiture. Il m'indique le nom des monuments et des rues. Je n'ai pas besoin de parler. Cela me convient tout à fait.

Quel âge peut-il avoir? La trentaine? Peut-être plus. Il est très bien habillé. Jeune cadre dynamique. Je suis à Paris, dans la voiture d'un homme dont je ne connais rien. Je ne sais pas où il me conduit. Suis-je folle? Il pourrait m'enlever. Personne n'en saurait rien.

Je ris.

«  Ai-je dit quelque chose de drôle? »

«  Non. Je pensais que ... Je ne vous connais pas... Je ne sais pas où nous allons... »

«  Ne vous inquiétez pas. Nous allons chez moi. Ma femme et mes enfants nous attendent. Ne craignez rien. »

«  Oh! Je ne suis pas inquiète. Je n'attends plus grand chose de la vie. J'ai été si heureuse pendant toutes ces années. »

Lorsqu’il s'arrête devant une belle maison, une jeune femme vient à notre rencontre :

« Bonjour Madame Vrail. Avez-vous fait bon voyage. N'êtes-vous pas trop fatiguée? »

«  Non. Non. Je vais très bien. Je vous remercie. »

«  Voulez-vous vous reposer un peu ou préférez-vous que nous passions à table? »

«  Je me sens très bien. »

«  C'est parfait. Alors nous allons dîner tout de suite » intervient Limard.

En me retrouvant dans la chambre, je me rends compte que je n'ai pas pensé une seule fois à Henri pendant toute la soirée. J'ai joué avec Karine et Ronald, les deux enfants Limard. Après leur départ j'ai écouté Limard me parler du travail qui m'attendait. Il s'agit d'une expérience pédagogique. Nous irons dans l'hémisphère sud. Le lieu doit être tenu secret en raison de l'importance des travaux de recherche. Notre départ est prévu dans quatre jours.

Je me sens emportée. Comme lorsque Henri avait un projet. C'était toujours lui qui décidait de partir. Je serais restée toute l'année dans notre maison. Il avait vingt ans de plus que moi. J'étais très jeune quand je l'avais suivi. Je venais de terminer mes études et... Toutes ces années ont passé si vite. Nous vivions l'un par l'autre. Nous recevions ses relations d'affaires, mais nous n'avions pas d'amis. Nous n'en avions pas besoin. Enfants uniques, nous nous étions retrouvés seuls à la mort de nos parents. Personne ne venait troubler cette intimité totale.

J'ai dit tout ça à Limard. Moi si secrète d'ordinaire j'ai eu besoin de me confier. Cela m'a fait du bien. Il avait l'air de s'intéresser vraiment à ce que je lui disais.

Je vais suivre ses conseils. Demain je verrai le notaire d'Henri pour lui confier la gestion de la maison. Il s'occupe déjà du studio de Super Lioran et de la maison de l'île d'Yeu. Il pourra la louer. Je ne veux plus y vivre.

Je dors comme la nuit dernière. Limard est seul au petit déjeuner. Sa femme et ses enfants sont encore au lit quand il me reconduit à la gare.

Que dirait Henri? Il m'avait conseillé de reprendre mon travail pour m'occuper, pour sortir et voir des gens. Que dirait-il de cette aventure? Pendant dix-sept ans nous avons tout partagé. Il acquiesçait à mes demandes. J'étais d'accord avec ses propositions. Nous nous comprenions si bien. Maintenant je suis seule. Définitivement.

Je règle tout avec l'aide du notaire. Il accepte de garder les trois caisses contenant ce que je souhaite retrouver plus tard. Tout le reste, meubles et vêtements, est emporté par Emmaüs. Je passe la dernière nuit dans la maison aussi vide que ma vie. Je dors sur un matelas posé au sol. Je ne suis plus chez moi. Je n'ai plus de chez moi. Personne ne m'attend sauf ces enfants du bout du monde que je ne connais pas.

Je retrouve Limard à la gare, aimable et souriant comme la dernière fois. Nous partons en voiture. La radio nous évite de parler. Je suis comme morte, ou en attente. Hors la vie.

Je me réveille quand la voiture s'arrête. Il fait nuit.

Limard m'aide à porter mes bagages vers un bateau blanc.

«  Ce yacht appartient à l'entreprise qui nous emploie. Habituellement il sert aux dirigeants et à leurs familles. Nous l'utilisons exceptionnellement pour transporter ce dont nous avons besoin une ou deux fois par an. »

«  Nos employeurs ne manquent pas de moyens. Il est superbe. Combien durera le voyage? »

«  Deux ou trois semaines selon le temps. »

Le capitaine me conduit à ma cabine.

Me voilà sur un yacht. Moi! Avec des inconnus. En partance pour une destination mystérieuse.

Pendant que je range mes vêtements, le bateau se met en route. Je monte vite sur le pont et je regarde les lumières s'éloigner. La nuit est calme. Je suis bercée par un léger tangage. C'est la France qui disparaît là-bas. Pour combien de temps?

Quelle importance.

Dix huit jours de traversée pendant lesquels je dors, je lis, je rêve. Comme si j’étais une autre. Il fait nuit quand nous arrivons. Je devine un petit port mal éclairé. La chaleur est lourde malgré un vent chargé de senteurs que je ne connais pas.

En m'asseyant dans la voiture je salue le capitaine et les trois matelots qui ne peuvent me voir. Nous avons peu parlé. Ils devaient avoir reçu les mêmes consignes de discrétion que moi. Peut-être sont ils habitués à des voyages plus mystérieux encore.

Je ne sais pas où je suis. Personne ne pourrait me retrouver. Pourtant je n'ai pas peur. La traite des blanches ne saurait employer de tels moyens pour une femme plus très jeune comme moi. Quels risques puis-je courir? Je somnole, perdant toute notion du temps. Le jour se lève quand nous embarquons à bord d'un hélicoptère dont Limard prend les commandes. Il m'explique les manoeuvres comme il le faisait sur le yacht. Il peut parler pendant des heures. Le seul sujet qu'il évite est notre destination et ce qui nous y attend. J'ai posé des questions sur les enfants et mon travail, mais il répond toujours :

« Profitez du voyage. Détendez-vous. Le travail c'est pour plus tard. »

Je me rassure en pensant que je connais sa femme et à ses enfants. Je vais sans doute avoir à veiller sur les jeunes héritiers de personnages importants. Peut-être sont-ils handicapés. Qu'importe. Je suis prête à tout.

Nous survolons la mer depuis une heure. Je n'ai aperçu que quelques barques de pêche près de la côte. Des oiseaux et des dauphins animent un peu l’océan qui s'agite an dessous de l'hélicoptère.

 

2.2 L'île


Une tache sombre se rapproche très vite. C’est comme un énorme pied dont la partie la plus large est occupée par une lourde bâtisse entourée de hauts murs. Cela ne ressemble en rien à un palais pour milliardaires. C'est certainement une prison. Une prison pour enfants? Je me sens glacée malgré la chaleur. Limard pose l'hélicoptère dans le talon, près d'un homme qui fait des signaux. Le tournoiement des pales soulève un mur de sable. Mains pressées sur mes oreilles déchirées par le bruit de la tuyère, paupières serrées, je glisse de la bulle protectrice. Sourde, aveugle, je cours cassée en deux pour fuir la machine. Je suis stoppée brutalement par un obstacle. Ma première inspiration se transforme en hurlement. Je reste bloquée contre l'homme qui me tient dans ses bras.Ses yeux bleus sourient dans un visage immobile. Des rides profondes accentuent la fermeté des traits. Une irréelle chevelure blanche fait ressortir le brun de la peau.

« Bienvenue sur notre île. J'espère que vous ne regretterez pas de l'avoir découverte. »

Envahie par la honte, je l'entends à peine. Je recule vivement. L'hélicoptère siffle doucement trente mètres plus loin. Le sable retombe. Je perçois le bruit des vagues.

Je pose ma main dans la main tendue vers moi.

«  Delome. Marc Delome » dit Limard qui ajoute :

«  Comme tu t'en doutes voici Anne. Anne Vrail. »

La main fine presse fortement mes doigts pendant un court instant alors que je bafouille :

«  Excusez-moi. Je n'ai pas l'habitude... Le bruit... La poussière... »

«  Nous avons tous connu ça. Quitter l'hélicoptère c'est vivre ce que ressent le bébé en venant au monde. »

Voilà. C'est exactement ça. Je vais affronter un monde nouveau, une vie inconnue. Je m'entends dire :

«  Quel voyage merveilleux. Comme votre île est belle vue du ciel. J'ai tellement de chance... "

Je me sens rougir. Mon enthousiasme me surprend. Je m'en veux et rougis plus encore. Cet homme paraît si calme, si serein que j'oublie la bâtisse sombre qui nous domine.

«  Venez. Vous devez être fatiguée. »

Je me sens flotter hors de mon corps qui marche entre les deux hommes. Que m'arrive-t-il ? Est- ce la fatigue ? Le changement de climat ? Il y a si longtemps que je n'avais éprouvé cette sensation qui me ramène à l'adolescence. Suis-je si fragile ? Est-ce la présence de Marc ? Je l'ai appelé Marc. Je rougis encore. Heureusement personne ne me regarde. C'est lui le responsable du groupe médical conduisant l'expérience éducative dont m'a parlé Limard. Il est rassurant. Un tel homme ne peut être mêlé à des actions douteuses. Je les suis sur le sentier qui zigzague entre les réseaux de barbelés jusqu'à une lourde porte métallique qui se ferme automatiquement derrière nous. Le mur d'enceinte cache une vraie forteresse.

J'arrive à l'étage derrière Marc. Il pousse une porte :

«  Vous voilà chez vous. Utilisez le téléphone si vous avez besoin de quoi que ce soit. Je vous laisse vous reposer. Vous pouvez aller où vous voulez. Cet étage est réservé aux appartements du personnel. Je vous appellerai pour le déjeuner. » Trois profonds fauteuils de cuir entourent une table basse. Un immense bureau barre la fenêtre.Des rayonnages chargés de livres occupent un pan de mur. J'ouvre le réfrigérateur garni de bouteilles qui complète l'équipement de ce bureau-salon. Je reste longtemps le front contre la fenêtre, admirant la mer à travers les barreaux qui la découpent en bandes verticales. En me retournant je découvre un petit téléviseur installé dans une niche. La chambre est de dimensions plus modestes. Je me jette sur le lit. Les mêmes barreaux gênent le regard. Je suis au bout du monde. Comme partout sur cette boule terrestre qui ne peut avoir de bout. Au centre plutôt puisque c'est chez moi. Il fait bon. Je suis bien. Les commanditaires de cette expérience ne manquent certainement pas de moyens. Un autre téléviseur trône sur une table de verre et métal au pied du lit. Je ferme les yeux et m'endors aussitôt.

Onze heures! J'ai dormi deux heures. Je suis bien. Reposée. Heureuse. Heureuse alors qu'Henri est mort depuis à peine plus d'un mois. Les termes de mon annonce suicide me reviennent. Moi qui ne voyais aucun sens à ma vie que de vieillir inutile et solitaire je suis heureuse. Heureuse ne sachant ni où je suis ni ce que je vais faire. Les enfants ! Où peuvent-ils être dans cette forteresse ?

Je pousse la dernière porte qui donne sur la salle de bains. Je dois remettre en état cette femme dépeignée, grise et fripée que le miroir me présente. Mes valises sont au salon. Quelqu'un est donc entré sans me réveiller. Je me douche et choisis une robe légère. Je me maquille légèrement puis tire la porte. Un escalier ressemblant à une échelle me conduit à l'étage au dessus. Je retrouve la chaleur derrière la double porte métallique.

«  Bonjour. Je suis René. »

Un petit homme rond et chauve, chemise courte ouverte sur sa bedaine, me tend une main moite.

Une arme, une mitrailleuse peut-être, pointe son canon vers la mer au travers d'un trou percé dans le mur d'enceinte.

« Bonjour Monsieur. Je suis Anne Vrail. L'infirmière. Pourquoi cette arme? »

«  Pour nous défendre. L'île intéresse les bandits et les pirates nombreux dans la région. »

Des portes grillagées bordent le chemin de ronde quand il rencontre un des murs qui découpent l'arrière de l'île en portions de tarte géante.

«  Qu'est-ce que c'est? »

«  Les terrains des enfants. »

«  Pourquoi ces hauts murs? »

« Pourquoi? »

«  Vous demanderez au toubib. C'est lui qui répond. Dites-moi plutôt ce qu'il y a de nouveau en France. Parce que vous êtes française. Avec tous ces Chinois, ces Suisses et ces Belges on n'arrive pas à parler de chez nous. »

« Je ne sais pas. Je suis partie depuis quinze jours. Et vous? Vous êtes là depuis quand ? Que faites- vous? »

«  Ce que je fais partout. Je me bats. Ici il vaut mieux ne pas poser trop de questions. Chacun a ses raisons d'être ici. Ca ne regarde que lui. Pour éviter les mensonges il vaut mieux ne rien demander. On a eu tous de drôles de vies. Les guerres en Afrique, au Vietnam, partout où on embauche des types comme nous. Ici c'est bien payé. Ça manque un peu d'action mais c'est peinard. D'action et de femmes. Regardez je prends du ventre. Je deviens un vrai cochon. »

Je suis gênée par le regard qui me détaille et me salit. Pourquoi faut-il de tels hommes? Il a dit qu'ils étaient plusieurs.

Une sonnerie. L'homme décroche le téléphone fixé au mur:

«  Oui. Je vous la passe. »

«  Marc Delome. Pouvez-vous descendre au premier? Je vous attends dans la salle à manger. »

Le petit homme a dû noter ma rougeur. Tant pis.

«  Au revoir. » Une porte entrebâillée donne sur une grande pièce éclairée par des lampes. Il n'y a pas d'ouverture sur l'extérieur.

Marc est là. Il me sourit :

«  Vous avez découvert notre île? Je vais vous présenter les habitants et vous faire visiter votre nouveau territoire. »

Le sang fait battre mes tempes. Je n'ai jamais eu une telle réaction devant quelqu'un depuis l'âge de quinze ou seize ans. C'est la fatigue. Les surprises et le changemen ... Non ! Je dois accepter la vérité : c'est lui ! Sa seule présence suffit à me faire perdre mes moyens. Je ne peux pas répondre. Je ne sais même pas ce qu'il me dit. Je le suis vers un salon, clos lui aussi, où sont assis trois hommes.

«  Yvon Monter. Suisse. »

«  Bonjour Madame. Vous pouvez m'appeler Yvon. »

Je serre la main molle de ce brun rondelet au visage épanoui d'imbécile.

«  Jean Ralto. Suisse lui aussi. »

Un curieux personnage s'incline devant moi. Sa chemise blanche impeccable laisse déborder les mêmes poils noirs qui recouvrent ses mains.

«  Je suis très heureux que vous veniez avec nous. Permettez-moi de vous assurer de mon soutien et de vous proposer mon aide pour tout ce que vous entreprendrez. »

Un bel athlète blond, en short et torse nu bredouille :

«  Bonjour madame. »

«  Alain Gastre. Celui-là est Belge. »

Marc me fait passer devant lui. Nous gagnons le rez-de-chaussée. Il pousse une porte donnant sur la cuisine. Un asiatique s'avance, tout souriant.

«  Tchan, voilà Madame Vrail. »

Son sourire s'élargit :

«  Bonjour Madame. C'est un vrai bonheur de vous voir ici. »

Marc m'entraîne déjà dans le couloir où nous marchons en silence. Il s'arrête devant une porte et dit :

«  Vous allez maintenant voir les enfants dont vous devrez vous occuper. »

 

2.3 Les enfants

 Des êtres humains ont pu imaginer une telle abomination ! Les monstres ! Je les hais ! Je ferai tout pour mettre un terme à cette horreur.

Six pauvres petits réduits à l'état de bêtes rampaient ou couraient à quatre pattes, mangeant à même le sol dans une cour grillagée allant jusqu'à la mer. Dans une prison semblable, à quelques mètres, six êtres identiques aux premiers étaient eux aussi enfermés. Dans la cour voisine, six enfants, plus pitoyables encore, erraient avec un air triste et désespéré.

Oh ! Pouvoir les emmener ! En faire de véritables enfants !

Je jure de les délivrer, de témoigner contre leurs bourreaux qui paieront ce crime. Je vais tenir ce journal qui me permettra, une fois sortie d'ici, d'apporter des preuves et faire condamner les individus coupables de cette infamie. "L'expérience éducative" annoncée par Limard consiste à faire une étude sur l'influence de la radio et la télévision dans le développement des enfants. Dans quel esprit malade germa l'idée d'une aussi monstrueuse torture? Quel terrible mépris du genre humain a pu en permettre le déroulement!

Dix huit enfants de moins d'un an ont été conduits sur l'île il y a treize ans : trois filles et trois garçons blancs, autant de noirs et le même nombre d'asiatiques. Ils vivent depuis par groupes de six : trois couples de chaque couleur, dans des parcs prisons les isolant de tout contact entre les groupes ou avec l'extérieur. Dans la première prison ils ne reçoivent du monde extérieur que la nourriture et des soins occasionnels. Dans la deuxième ils entendent des émissions radio quatorze heures par jour. Les enfants de la troisième ont la radio et disposent de téléviseurs diffusant un programme quotidien de six heures. En comparant le comportement des enfants, la firme qui fabrique les différents appareils tire des conclusions sur les effets des émissions. Quelles conclusions ? Quel usage peuvent- ils bien en faire puisqu'il leur est interdit de citer leurs sources ? Veulent-il simplement se protéger pour le cas où ils découvriraient des conséquences plus graves que celles qu'on signale habituellement?C'est complètement insensé ! Le docteur Delome n'a pas cherché à justifier cette monstruosité. Il m'a simplement demandé d'écrire tout ce que je pensais ou ressentais de façon à en atténuer les effets sur moi. Un médecin peut diriger une telle atrocité ! Dire que cet homme m'attirait! Il m'inspire maintenant la même horreur que tous ceux qui ont une part quelconque dans cette affaire.

Je sors pour me détendre en marchant. La chaleur m'accable aussitôt. Des cocotiers, des lataniers, des filaos et d'autres variétés tropicales recouvrent la plus grande partie du sol laissé libre par le bâtiment et l'aire d'atterrissage. Je dérange quelques oiseaux marins qui tournent au dessus de moi en criant. Je m'éloigne des hauts murs surmontés d'un grillage qui emprisonnent les enfants et leurs gardiens. Un réseau de barbelés interdit toute approche. La même protection entoure l'île à la limite de la plage. Je pense aux pirates dont m'a parlé le garde. C'est une forteresse imprenable. Je reste longtemps assise face aux vagues. Je ne pense à rien. Je me sens malheureuse.

Tellement impuissante.

Des voix me dérangent. C'est Limard qui vient. Il est avec le docteur Delome.

« Au revoir Madame. Ne m'en veuillez pas trop. Je ne pouvais rien vous dire. Votre annonce aurait pu vous conduire dans des lieux pires que celui-là. »

Je ne lui dis rien. A quoi bon. J'entends décoller l'hélicoptère quand je reviens dans ma chambre. Me voilà prisonnière. Comme les petits. Sans savoir où. Sans savoir qui me retient. Je vais devoir trouver des réponses à ces questions pour avoir une chance de partir avec les enfants. Le mieux pour y parvenir c'est de participer à la vie collective. Je vais accepter le travail qui m'est proposé. Je prendrai mes repas avec les autres. J'apprendrai ainsi tout ce que je veux savoir. Quand le téléphone sonne je me sens déterminée à faire face.

«  Marc Delome. Le repas est prêt. Voulez-vous nous rejoindre ou préférez-vous rester chez vous? »

«  Je viens. »

Tous m'interrogent sur Paris, le sport, les spectacles, les guerres... Personne ne me pose la moindre question personnelle. La vie privée ne fait pas partie des sujets abordés ici. C'est comme si je venais d'arriver dans un hôtel dont les clients seraient tous là depuis longtemps, avides de savoir comment va le reste du monde. Quand le docteur Delome se lève, il me dit :

« Si vous le voulez bien, je vous attendrai demain à dix heures pour vous dire en quoi consiste votre travail. »

Je me retire aussitôt. J'ai envie d'être seule. La sonnerie du téléphone me dresse sur mon lit. C'est Tchan :

«  Bonjour Madame. Il est neuf heures. Le docteur Marc m'a demandé de vous appeler. Voulez-vous que je vous apporte votre petit déjeuner? »

«  Merci. Je peux venir à la cuisine. »

«  Ne vous inquiétez pas, j'ai tout mon temps. Je sers toujours les repas dans la salle à manger. Ca revient au même que je vous l'apporte chez vous. »

A dix heures je frappe à la porte du bureau du docteur Delome. Il m'accueille en souriant. Il porte une chemise bleu clair et un pantalon marine. Je le trouverais très attirant si je ne savais pas quel horrible rôle il joue ici. Comment cet homme intelligent a-t-il pu accepter de diriger cette horreur ? Il a une cinquantaine d'années, l'air ouvert etsensible ... C'est pourtant bien lui le patron. Il me fait asseoir. Ce salon ressemble au mien. La chambre est remplacée par un bureau où des écrans de télévision permettent d'espionner les enfants dans toutes les zones où ils vivent. Il me montre des fiches que je devrai compléter. Des dossiers correspondent à chacun des enfants.

Je suis bouleversée, tout autant qu'hier lorsque je les ai découverts dans leur prison. Je les vois errer sans but, à quatre pattes comme des animaux. Ils se poursuivent et se bousculent. Certains se caressent. Une fillette reste immobile face à la caméra. Ses yeux tristes me fixent comme si elle pouvait me voir. Le docteur Delome m'arrache à ce face à face pour me ramener aux dossiers. Il est aussi informaticien. Il me donne quelques indications sur l'utilisation de l'ordinateur. Nous entrons dans la pièce voisine qui est l'infirmerie-laboratoire-bloc opératoire.

«  Vous êtes la première femme à travailler ici. A la suite d'un accident j'ai décidé que seule une femme aurait accès aux locaux où vivent les enfants. »

«  Quel accident? »

«  Vous le saurez en temps voulu. Sachez que les hommes restent deux ans sans quitter l'île. Je me permets de vous mettre en garde. Votre présence risque d'amener des conflits. Ils sont plutôt violents, dangereux même."

Sans me laisser le temps de poursuivre il me reconduit dans le bureau. Après m’avoir indiqué le fonctionnement des appareils, il me laisse seule. Des caméras dont on peut régler l'orientation et le grossissement permettent d'observer jusqu'au moindre détail du visage des enfants. Toutes les images sont enregistrées puis stockées par l'ordinateur. Quelles visions horribles et extraordinaires ! Je ne sais combien de temps je passe devant les écrans. J'observe surtout les enfants qui reçoivent les images: les enfants télé comme on dit, pour les distinguer des enfants radio et des enfants silence. Ils sont plus expressifs, plus ... humains.

Après le déjeuner je me retire pour écrire. Je rejoins le docteur, comme convenu. Il m’emmène visiter les installations sportives et de loisir. Nous entrons dans la salle de gymnastique au rez-de-chaussée. Elle est parfaitement équipée de tapis, espaliers, tremplins, vélos, haltères, ballons... Elle est à la disposition de tous.Entre le bâtiment et l'aire d'atterrissage, un tennis brûle sous le soleil. Trois hommes allongés sur le sable de la plage nous invitent à nous joindre à eux.

«  Vous ne connaissez pas Jacques. Jacques Deblat. C'est le spécialiste en informatique et en télévision. Un technicien hors pair. Il était au travail lorsque vous avez rencontré les autres. »

Un homme mince et roux à la peau blanche d'une trentaine d'années se lève pour me serrer la main.

«  Soyez la bienvenue. Vous me reconnaîtrez sans peine. Je suis le plus blanc, j'ai des lunettes, et je ne porte jamais d'arme. »

Je ne peux m'empêcher de rire. Celui-là m'est sympathique. Il n'est pas un soldat mercenaire. Nous poursuivons la visite par une construction de béton qui limite la plage. Un gros bateau repose dans un berceau posé sur des rails. Avec ses deux hélices il est impressionnant. Nous y montons à l’aide d’une échelle et je découvre deux mitrailleuses. La spacieuse cabine peut recevoir plusieurs personnes.

«  Pourquoi ces armes et d'où vient l’argent utilisé ici ?

«  Les armes sont là pour repousser les pirates attirés par les richesses qu'ils supposent sur l'île. Quant à la deuxième question elle n'a pas de réponse. »

Nous rejoignons les baigneurs. Je nage pendant une bonne demi-heure en oubliant les questions et les enfants. Lorsque je reprends pied je suis gênée par les regards de ces hommes. Malgré la chaleur je m'enveloppe dans ma serviette. Je n'ai rien écrit depuis plusieurs jours. J'avais décidé de découvrir tout ce qui m'était proposé, de m'immerger dans ce monde, de vivre au jour le jour. J'apprends à connaître les enfants. Je comprends ce qu'ils supportent. C'est extraordinaire, passionnant, et bien sûr horrible. Je reste déterminée à les sortir d'ici mais il me faudra beaucoup de patience et de persévérance pour en faire des êtres humains, beaucoup de soins et d'amour pour leur faire oublier ces années. Les fiches d'observation remises par Marc, nous nous appelons par nos prénoms depuis hier, m'ont permis rapidement de savoir qui ils sont. Les six "sauvages" et les six "radio" n'ont pas de nom. Ils sont N.G. et N.F., B.G et B.F., A.G et A.F. pour noir, blanc, asiatique, garçon ou fille. Cette façon de les dépersonnaliser me choque. Ils sont considérés comme des animaux soumis à expérience. Leur vie ressemble à celle de singes dans un zoo ou de chiens d'élevage. L'enclos des "sauvages" est jonché d'objets divers, tissus, jouets, meubles... Chaque jour je nettoie leur prison, la partie intérieure le matin et le soir la partie extérieure. Ils passent leurs journées en plein air, ne rentrant que pour la nuit. Je ferme les portes depuis le couloir pour intervenir sans les rencontrer. Les deux premiers jours mon passage, ils ont été perturbés. Ils suivaient ma trace le nez collé au sol en poussant de petits cris plaintifs. Des distributeurs automatiques permettent aux enfants de se nourrir. Ils voient ce qui leur est proposé à travers les portes. Ils gaspillent beaucoup. Ils sont friands de sucreries. Lorsque le signal de la distribution retentit ils se présentent dans un ordre inchangé. Le garçon noir est beaucoup plus fort que les autres. C'est lui qui vient lepremier. Il menace en montrant ses dents et n'hésite pas à bousculer celui ou celle qui est près de lui. A son départ le blanc s'approche et se sert. Vient le tour de la blanche puis du garçon asiatique, de la fillette noire et enfin de la jeune asiatique toute menue et fluette qui ne mange que lorsque les autres se sont servis plusieurs fois. Quand les premiers mangent, les autres tournent en geignant et se bousculant. C'est un moment pénible pour moi. J'ai appris que les mêmes nourritures, les mêmes objets ont été introduits dans les trois maisons pendant les premières années. Peu à peu, en raison du gaspillage, du refus de mets nouveaux et d'accidents provoqués par les objets proposés on n'a plus introduit de nouveautés dans la maison "sauvage". Dans la maison "radio", les enfants entendent des émissions quatorze heures par jour, à l'intérieur comme à l'extérieur. Les repas se passent de la même façon. Là aussi les distributeurs imposent de se tenir debout. Ils ont été relevés au fur et à mesure de la croissance des enfants qui se déplacent le plus souvent à quatre pattes même s'ils savent marcher. Quand ils sont debout, ils restent penchés en avant. Ils vont beaucoup plus vite en posant leurs mains au sol. Dans la maison "radio" la hiérarchie est différente. La jeune blanche, plus grande, se sert la première. Viennent ensuite les garçons noir et blanc, puis la fillette noire et enfin les deux asiatiques, plus petits. Ici aussi les repas sont source de disputes. Le plus souvent ce sont les deux dominants qui s'affrontent. La hiérarchie ne semble pas acquise. Dans ces moments le désordre est général. Tous se frappent et se bousculent sauf les deux plus petits qui s'éloignent dès les premiers cris. Ils regardent de loin et mangent lorsque la paix semble définitive. J'ai demandé à Marc de faire installer d'autres distributeurs. Il m'a dit que le fait de n'en avoir qu'un par maison mettait les enfants dans des situations semblables aux nôtres : dans un self service les gens attendent leur tour. De plus, comme les disputes n'ont jamais pris un tour dangereux, elles restent un bon moyen d'étude des relations. Ces dernières évoluent continuellement dans la maison "télé" alors qu'elles sont les mêmes dans les autres. Dans la maison "télé", un téléviseur est installé à l'intérieur, un autre à l'extérieur. La radio émet pendant huit heures, s'interrompant au cours des six heures de programmes télévisés : deux le matin, deux l'après-midi et deux le soir.

Chacune des maisons est aménagée comme un appartement ordinaire avec six lits dans une pièce, une cuisine salle à manger, une salle de jeu, des toilettes, une douche et un lavabo. Dans la cuisine il n'y a pas de plaque de cuisson ni de feu. Un brûleur gaz avait été introduit. Allumé en permanence il avait provoqué des brûlures. Les enfants de la maison "télé" sont les seuls à être vêtus. Leurs accoutrements sont bizarres. Selon les jours on trouve des mousquetaires ou des footballeurs, des robes du soir et des maillots de bain, des naturistes et des frileux. Ils sont toujours debout. Un examen superficiel laisserait croire que ce sont des adolescents ordinaires préparant un carnaval.

C'est sur l'étude de leur comportement que Marc et moi passons le plus de temps même si les enfants des maisons "nature" et "radio" ne semblent plus devoir changer tant qu'ils seront dans cette prison. 

2.4 Marc

J'ai beaucoup parlé avec Marc. Je commence à mieux le comprendre. Il est ici depuis sept ans. Il en a cinquante et un. Il est venu remplacer un de ses confrères avec qui il avait fait ses études. C'est ce médecin, rentré en France très malade et mort depuis, qui avait mis en place "l'expérience". Marc a deux enfants. Ils avaient dix huit ans pour le garçon et seize ans pour la fille au départ de leur mère. Un soir, alors qu'il rentrait d'un congrès, sa femme lui avait dit :«  Je pars. Il avait pensé qu'elle allait faire une course, mais elle avait précisé aussitôt :

«  Je te quitte. Je ne reviendrai pas. »

«  Mais la maison ? Pourquoi avoir ... »

«  Tu n'aurais pas pu rester dans l'autre. Je ne voulais pas de problème avec mes parents. »

Il avait compris combien la décision de son épouse était mûrement réfléchie. Elle avait voulu une nouvelle maison, celle dans laquelle ils venaient d'emménager et qu'elle l'avait laissé concevoir à sa guise. Ils occupaient jusque là une villa appartenant à ses beaux-parents. Elle préparait donc cette rupture depuis plus de deux ans.

«  Et les enfants? »

«  J'ai attendu qu'ils soient en âge de supporter cette situation. Catherine vient d'avoir son bac. Il lui sera plus facile de continuer ses études puisque je serai à Paris. »

Tout avait été froidement mis en place. Cette femme avec qui il vivait sans heurt préparait son départ depuis des années. Il ne s'était douté de rien. Huit ans après il ne comprenait toujours pas qu'elle ait pu jouer une telle comédie. Elle semblait heureuse. Ils faisaient l'amour. Ils partageaient les mêmes idées. Elle lui remit une lettre en le quittant. Il ne la lut que plus tard. Il apprit là qu'elle s'en allait avec un de leurs amis, un industriel de neuf ans son aîné qu'ils recevaient pour les week-ends et les vacances depuis son veuvage. Après quelques mois de dérive, d'alcool et de rencontres éphémères, il fut contacté par un ancien camarade qui lui proposa ce départ au bout du monde. Il pensait au suicide. Il choisit cette fin.

Je me sens très attirée par Marc. Je prends conscience de ce que ma vie avec Pierre était calme et feutrée. Sans hauts ni bas. Toute d'habitudes. Elle m'apparaît maintenant comme une douce vieillesse. Il aura fallu tous ces événements pour que je me sente vivre! Je pourrais être heureuse s'il n'y avait pas ces malheureux enfants. Pour eux comme pour moi la solution passe par Marc. Il faut que je le persuade d'interrompre cette horrible expérience. Nous pourrons, ensemble, rééduquer les petits. Je dois le convaincre. Il m'est difficile de supporter le comportement des pauvres êtres de la maison radio et de la maison nature. En vérifiant les fiches des années précédentes j'ai découvert qu'ils avaient depuis longtemps des relations sexuelles. Marc m'a fait lire des études montrant que dans certaines peuplades d'Amérique du sud où les enfants vivent libres et sans contrainte le même phénomène existe. Ils passent ici beaucoup de temps à ces activités. Avec les repas, c'est la source la plus fréquente de disputes ou même de combats. Dans la maison nature, le jeune noir affirme là aussi son pouvoir. Dès que le blanc touche une des trois fillettes (l’horrible mot qui m'est venu est femelle)… Quelle abomination! Il est difficile d'admettre que ce sont des enfants quand on voit leur comportement. Les monstres qui ont voulu ça méritent un châtiment terrible! Dès que le jeune blanc s'intéresse à une des fillettes, le noir se précipite et le bouscule, le frappe avec ses pieds et ses mains, le poursuit jusqu'à ce qu'il aille dans la mer. Le violent revient alors vers celle qui était l'objet du désir du blanc et lui ... je ne peux pas dire qu'il lui fait l'amour tellement cet acte est bestial. Il la prend comme le font les chiens. Les autres se rapprochent et observent en se tripotant. Le vainqueur s'éloigne alors pendant que, le plus souvent, le blanc prend sa place. Le jeune asiatique ne participe pas aux affrontements. Il apparaît qu'il ne s'est jamais livré à ces actes.

Comme je m'inquiétais auprès de Marc des suites possibles de ces relations il m'apprit qu'il avait pratiqué une vasectomie sur chacun des garçons. Nous avons beaucoup parlé de la vie des enfants. Marc prétend qu'ils ne sont pas malheureux. Il affirme qu'ils sont plus heureux que bien des petits Africains ou Indiens. Il a constitué un dossier de presse où on voit des petits Somaliens, Pakistanais, Thaïlandais, Cambodgiens, Brésiliens dont le malheur est évident. Je proteste :

«  Pour eux c'est la nature qui est responsable. »

«  Croyez-vous ? Elle a bon dos la nature. Ceux qui ont mis en place les systèmes qui réduisent les enfants à la famine et l'esclavage vivent dans des palais voisins ou des villas Monégasques et Genevoises. »

«  Ici ce sont deux ou trois esprits malades qui ont décidé de priver de vie ces petits pour une expérimentation insensée. »

«  Ailleurs c'est pour le profit. Est-ce plus défendable ? Le monde est laid. Les hommes sont mauvais. Toujours et partout les forts abusent des faibles. Pour l'argent. Pour le plaisir. Pour le pouvoir. Ils inventent les sectes et les religions, les partis politiques, les règles du marché et bien d'autres moyens pour posséder toujours plus, insensibles qu'ils sont à la souffrance de ceux qu'ils considèrent comme des êtres inférieurs. Lorsque les exploités s'emparent du pouvoir ils se conduisent de la même manière. Je viens d'avoir un nouvel exemple de violence en regagnant ma chambre. Yvon a ouvert sa porte au moment où je passais. Il m'a demandé d'entrer parce qu'il avait quelque chose de grave à medire. Il m'a poussée vers le canapé en me disant :

«  Laisse-toi faire. Tu le fais bien avec le toubib. Je te paierai. »

Mes cris et le bruit de la lutte attirèrent Alain qui occupe la chambre voisine. Il dût se jeter sur Yvon pour lui faire lâcher prise. Ils se battaient sans parler comme si chacun voulait tuer l'autre.

Je courus chercher Marc. Il entra, pistolet au poing. Yvon fut attaché sur son lit. Il hurlait des injures. Il écumait de rage.

Au matin Limard est arrivé avec l'hélicoptère. Yvon pleurait. Il jurait qu'il ne recommencerait plus. Il implorait qu'on l'autorise à rester. Pour la plupart ces hommes ont été légionnaires en Afrique et au Moyen Orient. Ils sont restés mercenaires au service de tous ceux qui pouvaient les payer. Marc m'a montré les dossiers de chacun. Comment peut-on appeler ces assassins des hommes ? Yvon s'est comporté avec moi comme les petits des maisons nature ou radio le font entre eux. Il a pourtant reçu une éducation. La civilisation n'atteint pas tous les humains. Jacques, le technicien en informatique et vidéo m'a proposé de l'accompagner à la pêche à bord du zodiaque. Marc m'a dit que je pouvais accepter sans crainte. Il n'a pas le même passé que les autres. Cette coupure m'a fait du bien. Nous avons beaucoup parlé au cours de ce moment privilégié qui m'a permis d’oublier un peu les petits. Jacques est lui aussi écoeuré de ce que vivent les enfants. Il est le seul à ne pas être venu volontairement. Grâce à une modification de l'équipement informatique de l'entreprise où il travaillait il avait détourné des sommes importantes. Il perdait beaucoup au jeu. Il s'était vu offrir un marché : la prison ou le travail sur cet îlot. Divorcé sans enfant il n'avait pas hésité à partir. Il est là depuis trois ans. Il a remplacé un vieil homme qui avait mis en place le système initial. Il ne sait pas quand finira son épreuve.

Maintenant que j'ai un allié je me sens plus confiante dans l'avenir. Nous serons plus forts à deux pour sauver les petits. Les journées passent entre les enfants et le tennis, les observations que je note et la baignade ou la lecture. Je m'habitue ! La vie des enfants me peine toujours, mais j'ai appris à reconnaître leurs moments de bonheur. L'horreur de leur situation s'estompe un peu avec le temps. Je passe l'essentiel des journées avec Marc. Sa culture m'impressionne. Nous parlons art, politique, religion, éducation... Sur tous les sujets je me trouve en accord avec lui. Il m'apporte beaucoup. C'est un esprit brillant. Quel dommage qu'il ait accepté de se perdre dans ce lieu infernal.

Trois mois que mon mari est mort. Je croyais ma vie finie.

J'aime un autre homme. J'avais décidé d'écrire pour montrer la vie des enfants et me voilà rédigeant un journal intime. Les petits de la maison radio sont assez peu différents de ceux de la maison nature si ce n'est qu’ils chantonnent en permanence. La radio déverse dès le matin des programmes ininterrompus de musique, théâtre, débats, jeux... Toutes les émissions sont enregistrées sur des bandes. Jacques m'a montré l'impressionnante quantité de bobines entreposées dans ses locaux. Les petits sont capables de fredonner des airs connus. Il ne semble pas qu'ils possèdent un langage. Ils « parlent » aussi bien seuls qu'en groupe. Au moment des repas et des jeux, même au cours des relations sexuelles, les cris et les gémissements émis n'ont aucun sens apparent. Rien ne les menace, ils n'ont pas besoin de rechercher leur nourriture, le langage n'est pas une nécessité. Dès que les programmes s'arrêtent ils regagnent la partie fermée de la maison et se couchent, tous dans la même pièce. Depuis que je les observe je n'ai pas noté la moindre modification de leur comportement. Comme ceux de la maison nature ils paraissent figés dans leurs habitudes animales. Marc m'a dit qu'aucune évolution n'était perceptible depuis plusieurs années. C'est pour cette raison qu'il n'apporte plus d'élément nouveau dans leur lieu de vie. Après la frayeur ressentie devant les nouveaux objets, ils n'avaient de cesse de les avoir détruits. S'ils n'y parvenaient pas ils les abandonnaient sans leur prêter attention. Seule la façon de vivre leur sexualité a changé avec la puberté survenue très tôt. Ils ont des relations sexuelles depuis l'âge de cinq ans. Bien avant d'être pubères. Ce qui n'était qu'un jeu occasionnel parmi d'autres a pris une valeur plus grande dans la monotonie de leur quotidien.

3 La raison de ma venue.


Lors d'une partie de pêche Jacques m'a appris ce qui avait justifié la présence d'une femme. Les gardes assuraient à tour de rôle l'entretien des maisons. Marc s'est aperçu un jour qu'une des fillettes, Véla, la petite blanche de la maison télé, n'avait plus ses règles. Il procéda à un examen qui révéla qu'elle était enceinte. Les trois garçons ayant subi une vasectomie ne pouvaient être mis en cause. Les nuits suivantes il surveilla les gardiens. Il en surprit un, aussitôt renvoyé, abusant de la pauvre petite au cours de son sommeil. Comme je m'étonnais qu'elle ne se soit pas réveillée il m'apprit qu'un gaz était utilisé pour les endormir chaque fois qu'une intervention était nécessaire. Ces soudards ont sûrement accompli des pillages, des viols, des meurtres au cours de leurs campagnes précédentes. Ils n'ont rien d'humain. Je devrai m'en méfier. Les dirigeants de l'entreprise, bourgeois bien pensants, responsables de ce qui se passe ici ne valent pas mieux même s'ils sont entourés de la considération générale dans leur ville. Limard est revenu cette nuit. Il avait avec lui le remplaçant d'Yvon. C'est un français de quarante huit ans, très bronzé, le front dégarni. Il a une voix douce. Un parfum entêtant le suit et sa démarche chaloupée fait penser aux défilés de mode. Je n'imaginais pas ainsi les gardes du corps.

Je parle de plus en plus longuement avec Marc. Je pêche et je joue au tennis avec Jacques. Je me sens … heureuse. S'il n'y avait pas les enfants ...

Marc complète sa collection d'articles rapportant les souffrances des enfants esclaves et des petits martyrisés partout dans le monde. Je les lis avec horreur. Rien ne justifie pourtant le sort fait à ceux qui sont emprisonnés ici.

J'ai pris Limard à partie. Je lui ai demandé comment un père de famille pouvait se faire le complice d'une telle horreur. Il a ri :

«  Je ne suis pas marié. Je n'ai jamais eu d'enfants. Ceux que vous avez vus étaient venus avec leur mère, actrice, dans une maison louée pour l'occasion. »

Je ne pourrai donc pas retrouver les responsables de cette expérience en partant de la famille Limard. Ce luxe de précautions montre combien ces gens sont prudents mais aussi qu'ils sont conscients de la gravité de leurs actes. Marc ne laisse jamais échapper la moindre indication sur l'endroit où nous sommes ni sur la firme qui finance tout ça. Les gardes, comme Jacques, ont été conduits ici de nuit. Ils ne connaissent pas plus que moi le pays où nous sommes. L'entreprise où Jacques était employé fournissait des éléments pour de nombreuses multinationales. C'est sans doute l'une d'entre elles qui est assez riche pour dépenser tout cet argent. Il ne sera pas facile de nous évader sans savoir où nous allons et ce qui nous attend. Je dois convaincre Marc. Avec lui ce sera facile.

Les douze petits des maisons nature et radio auront bien du mal à devenir des êtres humains. Je lis et relis « Les enfants sauvages » de Malson, « Le singe nu » de Morris et les livres de Cyrulnik, Laborit, Carli et tous les auteurs que Marc m'a fait découvrir. Les enfants loups des Indes n'ont jamais réussi à devenir des humains. Peut-être étaient-ils handicapés avant d'être abandonnés? Peut-être la vie avec des animaux ou la solitude de Victor de l'Aveyron sont-elles pires que ce que supportent les petits ici? Marc est persuadé que pour eux c'est trop tard. Ils souffriraient plus ailleurs que dans leur cadre habituel. Ils ne sont apparemment ni heureux ni malheureux. C'est comme si aucun sentiment ne les habitait. Ils reproduisent inlassablement les mêmes gestes, les mêmes combats qui sont des rites. Ils se poursuivent, se bousculent, parfois se caressent quelques minutes jusqu'à ce que l'agitation recommence. Comme les singes emprisonnés dans un zoo il leur manque les stimulations d'une viesauvage. Rien ne vient rompre la tranquillité, la sécurité, le confort même de leurs journées. Mais ils n'ont que quatorze ans. Je veux croire qu'il est possible de les rendre humains. J'y consacrerai ma vie. Les adolescents de la maison télé sont bien différents. Ils s'habillent, bizarrement bien sûr, mais ils marchent debout, ils communiquent, ils s'intéressent à tous les éléments nouveaux. Je réussirai à faire d’eux des hommes et des femmes si je parviens à les libérer. Dès que les émissions commencent ils s'installent devant l'écran. Ils sont souvent en place avant le début. Comme s'ils mesuraient le temps. Ils courent, crient, se bousculent, puis, dès l'apparition de la première image, ils s'immobilisent. Ils ne veulent rien perdre. Je pense souvent à une petite voisine que je gardais quand sa mère s'absentait. La télévision produisait sur elle le même effet magique. J'ai pu vérifier sur moi comme sur mon mari cette attraction étonnante. J'avais quelquefois du mal à m'échapper pour aller à la cuisine chercher un couteau ou du pain. Dès que j'entrais dans la pièce voisine le charme disparaissait. Je n'étais plus pressée de revenir. Libre enfin. Pour eux c'est encore bien plus fort. L'écran est le seul lien avec un autre monde. Un monde inconnu, sans doute incompréhensible, mais peuplé de leurs semblables. Je n'en ai jamais vu un quitter l'écran du regard tant que les images défilent. Quel que soit le sujet ils sont figés. Des expressions apparaissent, reflets de celles des acteurs ou intervenants. Les bruits forts les effraient. Les musiques les amènent à se balancer, agiter leurs bras, chantonner. Les scènes de violence les assombrissent. Il leur arrive de pleurer, de gémir, de se cacher le visage, de se serrer les uns contre les autres quand apparaissent des scènes de cruauté, animale ou humaine. Après la dernière image ils restent immobiles. Ils s'étirent. Ils miment des courses après un match. Ils chantent après une émission de variétés. Toujours seuls. Chacun à sa manière. Sans s'intéresser aux autres. Comme si les images de la télévision s'étaient adressées à eux individuellement. Les activités communes ne recommencent que cinq ou dix minutes plus tard.

Ce soir Marc m'a parlé de lui, de sa vie d'avant, de son métier, de la politique locale à laquelle il participait, de ses activités syndicales et de sa famille. De ses enfants surtout. Il a beaucoup souffert en les voyant s'en aller. Il en parle avec tellement d'amour. Il m'a dit les premiers pas d'Hervé, l'entrée à l'école de Viviane, les vacances à la neige, les promenades à vélo ou à cheval. Ils tenaient une grande place dans sa vie. En les lui enlevant sa femme l'a détruit. Il s'est bien agi de destruction. Il a tout laissé : sa clientèle abandonnée à un jeune remplaçant, sa ville dont il était conseiller municipal, les associations où il militait. Son univers s'est effondré d'un coup. Il s'est retrouvé à Lyon où il avait fait ses études. Tout était différent. Lui surtout. Il buvait. Il passait quelques heures avec des femmes rencontrées ici ou là. Lorsqu'il avait rencontré son ancien camarade de fac il avait cru au hasard. Plus tard, en s'entretenant avec Limard, il avait su que tout était préparé. On le suivait depuis un mois. Certaines de ses conquêtes n'étaient que des espionnes. On cherchait quelqu'un sans attaches. Disponible. Il fallait aussi être sûr qu'il pourrait assumer les responsabilités qu'on allait lui confier. C'est l'insistance de son confrère qui avait permis d'oublier son état. Il s'était porté garant de sa rigueur affirmant qu'une fois intéressé par le projet il saurait se ressaisir. Il avait raison. Depuis sept ans Marc ne boit plus. Il ne s'absente qu'une fois par an pour suivre des journées d'information sur les nouvelles techniques et découvrir les nouveaux médicaments. Avec Limard il est le seul à quitter librement l'île. Il utilise le bateau. Limard assume alors la direction.

Je vais tout faire pour qu'à son prochain départ, dans deux mois, il m'emmène avec lui. Je l'aime. Je sais que son intérêt pour moi dépasse celui d'un homme vivant seul pour une femme ni trop vieille ni trop laide. Je m'habille avec plus de soin. Limard m'a rapporté ce que je lui avais demandé. Je consacre une partie de mes loisirs à me confectionner des robes et des ensembles. Je veux plaire à Marc. J'aime qu'il me regarde. J'ai envie qu'il me trouve belle. En relisant ce que j'ai écrit, le mélange entre le témoignage sur le sort des enfants et mes sentiments personnels m'apparaît. Je devrai supprimer la partie privée avant d’utiliser ce texte. Ecrire me fait du bien. Quand je note sur le papier ce qui m'émeut ou me bouleverse je me sens soulagée. Lorsque je relis je mesure l'évolution de ma réflexion et combien l'habitude use peu à peu mon indignation. A force d'observer les enfants je les connais mieux. Je découvre leurs règles, l'organisation de leurs journées, les moments agréables qu'ils vivent. J'en arrive à m'interroger sur les possibilités de leur humanisation future.

Les enfants de la maison radio diffèrent quand même de ceux de la maison nature. Ils chantent ou émettent en permanence des sons, mais ils sont aussi moins brutaux. C’est la jeune blanchequi est la plus grande et la plus forte. Elle mange la première, interdisant l'approche de la mangeoire aux autres tant qu'elle n'a pas fini son repas. Ils se servent ensuite sans ordre particulier. Ils se bousculent, menacent de se mordre, mais cela ne va jamais plus loin. Quand la jeune blanche a fini de manger, elle va jusqu'à la mer, barbote, s'assied dans l'eau, fait sa toilette et revient somnoler pendant que les autres, à leur tour, sont dans l'eau. L'eau joue un grand rôle dans la vie de tous, quelle que soit la maison. Chacune de leurs prisons enferme une partie de plage. Ils y viennent souvent pour ramasser des cailloux ou des coquillages. Ils restent longtemps bercés par le mouvement des vagues qui meurent à leurs pieds. Ils nagent tous, un peu comme des chiens. Ils n'hésitent pas à s'enfoncer sous l'eau. Marc m'a dit que le grillage a été reculé plusieurs fois côté mer, au fur et à mesure de leur aisance dans l'eau. Il n'y a jamais eu d'accident. Ils peuvent rester longtemps sous l'eau, se déplacer rapidement ou tenir à la surface sans bouger.

La jeune blanche de la maison radio a aussi une autre particularité : elle n'a de relations sexuelles qu'avec le jeune noir. Après avoir sommeillé elle part à sa recherche. Elle le caresse un moment puis le renverse sur le dos et se met sur lui. Si le blanc ou l'asiatique tentent sur elle des attouchements ils reçoivent une correction violente et s'enfuient enhurlant. Elle n'admet pas plus que les deux autres fillettes s'intéressent au noir. Elleaccourt aussitôt et poursuit la téméraire jusqu'à ce qu'elle puisse la corriger, là aussi très violemment. Les quatre autres ont des relations sans choix de partenaire. Ils passent indifféremment de l'un à l'autre, quelquefois face à face, mais le plus souvent à la façon des chiens.

J'ai conscience de la vulgarité de cette manière de décrire leurs relations, mais je ne sais pas comment dire autrement. Aucun mot n'est assez neutre dans ces circonstances. Comment faire comprendre ce que je vois sans choquer. C'est bestial. Mais ils sont parfois tellement humains. Ils ont des expressions de plaisir pour ne pas dire de bonheur. Il leur arrive d'échanger des caresses pleines de douceur. Comment dire ces choses sans être impudique puisque ce que je vois va bien au delà de ce que je pouvais imaginer avant de venir ici. Les jeux sexuels tiennent une part importante dans leurs journées. Comment pourrait-il en être autrement dans ces prisons où rien ne change jamais? Ils sont en sécurité, nourris mais livrés à l'ennui. Que pourraient-ils

faire d'autre? Que feraient des adolescents ayant reçu une éducation normale s'ils étaient coupés du monde dans les mêmes circonstances? Je viens de feuilleter encore le dossier où Marc range les articles ayant trait aux mauvais traitements infligés aux enfants. Quelle triste vision de l'humanité! Partout, même dans les pays riches, des enfants sont soumis aux violences physiques, sexuelles ou psychologiques. On les bat, on les mutile, on les condamne à l'esclavage. Par millions ! Dans l'indifférence générale des touristes qui se servent des jeunes qu'on prostitue, et de tous ceux qui achètent à bas prix les produits réalisés par ces pauvres petits. On les pourchasse, on les emprisonne, on les abat même comme des chiens enragés. Tous les articles sont illustrés par des photographies horribles où sont présentées les plaies et les déformations, et, partout, les regards insoutenables de ces pauvres petits d'hommes martyrisés. Où un enfant maltraité peut-il

trouver un recours ? Vers qui aller quand le père et la mère sont les bourreaux ? Bien sûr eux- mêmes ont été la plupart du temps victimes de sévices quand ils étaient enfants. Et les petits malheureux maltraiteront souvent leurs bébés. Cette chaîne infernale n'aura jamais de fin. Il n'y a pas que les pauvres qui sont concernés. Tous les milieux sont touchés. Les monstres sont souvent des notables estimés et reconnus importants par la société. Que de crimes sont commis qui restent impunis! Malgré toutes ces monstruosités relatées par la presse, je ne peux excuser les individus qui ont mis en place l'expérience qui se déroule ici. Elle n'a d'ailleurs plus de raison d'être puisque les observations ne sont plus expédiées. Aucune conclusion ne sera tirée qui aurait pu justifier le sort des petits. Je ne peux pas venir en aide aux malheureux du monde entier, mais ceux qui sont ici mèneront un jour une vie différente. Je jure de tout faire pour les libérer.

Dès mon retour en France je me mettrai au service des associations qui luttent pour secourir les enfants. Si tous ceux qui militent pour la conservation du patrimoine, le développement des loisirs pour les vieux, les soins aux animaux et toutes les autres causes secondaires se mobilisaient pour protéger les enfants, ils seraient moins nombreux à être martyrisés. Même s'il existe des monstres, la passivité complice de leur entourage favorise leurs actes. Un enfant qui meurt après des années de coups a bien dû se plaindre. Une fillette abusée par son père doit bien manifester sa détresse. Il faut cesser de fermer les yeux. Je ne rouvrirai pas le dossier de Marc. Je dois garder mon indignation pour sauver les petits qui sont ici.

4 L'accident.

Mouna a failli se noyer ce matin. Je jouais au tennis avec Marc lorsque la sonnerie de l'alarme a retenti. C'est René, le nouveau, qui était de garde. Il nous a crié :

«  La petite chinoise de la maison télé vient de se noyer. »

Marc a mis en route la musique annonçant la distribution de sucreries. Tous les enfants sont rentrés dans les maisons. J'ai couru vers Mouna. Elle était sur le sable. Elle respirait. Elle a ouvert les yeux et m'a regardée. J'ai couru vers la porte. Marc arrivait avec une bouteille d'oxygène. Mouna s'est relevée. Elle a vomi. Elle s'est approchée de la porte. Elle ne nous voyait pas mais elle nous sentait peut-être. Elle est restée là longtemps.Je suis bouleversée de l'avoir tenue dans mes bras.René nous a dit comment s'est passé l'accident :

«  Ils étaient tous dans l'eau. Je les regardais jouer. Mouna a coulé brusquement. Anton, le blanc et Noli, la noire l'ont tirée hors de l'eau. Ils sont tous restés autour d'elle jusqu'à ce que la musique les entraîne à l'intérieur. » 

Ce n'est pas la première fois qu'un accident survient. Marc est déjà intervenu sans pouvoir endormir l'enfant blessé. Il pense que l'oubli de ces intrusions intervient vite. Mouna a passé le reste de la journée près de la porte. Elle n'a pas mangé à midi. Marc l'a longuement observée. Il pense qu'elle n'a rien. Elle est plus faible et plus craintive que les autres. Elle reste toujours à l'écart des jeux violents qui suivent les émissions télé. Ils prennent souvent une tournure sauvage où tous les coups sont permis. Heureusement ils ne durent jamais. Rien ne dure avec eux. Ils passent très vite d'une activité à l'autre. Dans leur maison, la plupart des meubles et beaucoup d'objets usuels sont disposés comme dans le monde ordinaire. Ils s'installent à table pour manger avec leurs mains dans les assiettes qu'ils trouvent dans le distributeur. Ils ne rangent jamais rien. Chaque jour, je place les objets au même endroit ils finissent par accepter cet ordre. La première course ou dispute renverse tout jusqu'au lendemain. Ils sont parfois capables de rester assis deux minutes en cercle. Ils semblent parler, puis, brusquement l'un d'eux se lève et tous bondissent et courent en tous sens. Ils ont parfois, pour un court instant, un comportement semblable à celui des jeunes de leur âge. Très vite le désordre revient, comme s'ils ne savaient pas pourquoi ils agissent. Ils ont un langage simple. Les noms que nous utilisons pour eux sont ceux qu’ils avaient adoptés. Les deux noirs sont Noli et Tanco, les blancs Véla et Anton, les asiatiques Balou et Mouna. Ils s'appellent pour jouer et utilisent ces noms pour désigner des objets appartenant à l'un ou l'autre. Ils ont appris des mots jusqu'à l'âge de sept ans. Depuis, leur vocabulaire ne s'enrichit plus. Ils font entendre des grognements et des roucoulements qui semblent avoir un sens dans lesquels viennent se placer des mots connus ou le nom de l'un ou de l'autre. Je vais tenter de développer leur langage en utilisant la télévision. Ils sont souvent nus, mais ils aiment aussi s'habiller. Ils s'affublent de pantalons, chemises, robes et chapeaux qu'ils ont bien du mal à enfiler. C'est un jeu qui ne correspond à aucune nécessité puisque personne ne leur appris à se vêtir ni pourquoi le faire. Je mesure tout ce qu'ils devront apprendre, mais je suis déterminée à y consacrer le temps et l'énergie nécessaire.Leur vie est agitée. Je reste des heures à les regarder. Ils sont toujours en mouvement. Ils savent utiliser des outils, pour construire comme pour détruire. Les objets coupants ou pointus ont été évités. Seuls des outils en bois, caoutchouc ou plastique sont mis à leur disposition.

Ce soir Mouna m'inquiète. Elle n'a pas mangé. Elle s'est couchée à l'écart dans un coin de la pièce. Elle est toujours la plus calme. Elle passe de longs moments les yeux perdus dans le vague, rêvant peut-être à un monde meilleur. Elle garde un harmonica avec lequel elle compose des mélodies douces et simples, inlassablement répétées. C'est le seul instrument de musique mis à leur disposition qui soit resté. Les autres ont été cassés puis abandonnés. Quand elle ne s'en sert pas elle va le cacher dans la chambre, à l'abri des autres. Ici chaque enfant est original. Ils ont tous une identité. L'ouverture apportée par la télé a permis le développement d'aptitudes et de goûts différents. Quand je pense qu'ailleurs on parle d'identité culturelle pour enfermer dans un même moule des gens nés ou vivant au même endroit je mesure la stupidité de cette notion. Chacun parvient ici à être différent malgré la promiscuité et l'enfermement, alors, pour les humains libres, les différences sont forcément considérables. Seuls les racistes peuvent croire à des ressemblances qui enfermeraient dans desgroupes caractérisés par des habitudes alimentaires ou gestuelles.

Véla est grande, mince et blonde. C'est une superbe jeune fille. Elle adore le mouvement. C'est aussi la plus gourmande et la plus sensuelle. Noli est plus menue encore que Mouna, mais elle est moins réservée. C'est la plus adroite. Elle tresse des bouts de ficelle, assemble des tissus et des lainages, s'habille et se déshabille en permanence pour le plaisir. Elle sait boutonner ses gilets, remonter les fermetures éclair, nouer les rubans alors que les autres portent leurs vêtements ouverts. Elle passe de longs moments devant le miroir encastré dans le mur à essayer des combinaisons vestimentaires. Balou est menu mais d'une extrême vivacité. C'est le plus adroit dans les jeux. Il en est l'organisateur. C'est presque toujours lui qui propose une activité commune, ou plutôt, c'est autour des jeux qu'il pratique que les autres se rassemblent. Il sait se faire respecter. Les autres le craignent malgré sa petite taille. Tanco, grand, mince, est le moins adroit et le moins fort des garçons. Il est le dernier, celuiqui laisse gagner les autres. Il réussit peu de choses mais rit toujours. Anton est une force de la nature. Une vraie boule de muscles. Il fonce partout comme un taureau. C'est pour cela que Balou parvient toujours à le vaincre. Son domaine à lui c'est l'eau. Il y passe des heures. Il nage sur le ventre comme sur le dos ou même debout. Il plonge et reste sous l'eau un temps infini. Il mange souvent des crustacés et même des poissons qu'il attrape. Il utilise un casse noix pour vider les pinces des crabes. Marc m'a raconté cet apprentissage. Voyant qu'ils ne parvenaient pas à déguster le produit de leurs pêches, il s'était fait filmer avec un casse noix écrasant les coquilles des mollusques et les pinces des crabes. Il avait projeté plusieurs fois cette séquence qu'ils regardaient avec le même intérêt que les autres images. Anton avait été le seul à reproduire le geste. Il s'e sert toujours de son outil depuis. Lorsqu'il le perd il s'adapte immédiatement au nouveau modèle trouvé dans la maison, même s'il est différent. Les autres se sont finalement mis à l'imiter.

Marc a cité quelques autres exemples. La difficulté majeure est qu'ils transposent très mal dans leur vie ce qu'ils voient à l'écran. Seules les démonstrations liées à leurs préoccupations immédiates ont une chance de réussir. Ils avaient appris à se servir de cuillères et fourchettes, mais ils les abandonnent de plus en plus pour s'alimenter avec les mains. C'est la même chose pour les jeux. Quand ils avaient cinq ou six ans ils répétaient puis adaptaient les jeux présentés à la télévision. Ce sont maintenant toujours les mêmes activitésqui reviennent. On dirait que la période de découverte est passée, que leur curiosité a disparu. Comme les adultes du monde ordinaire ils restent enfermés dans leurs habitudes.

5 L’attaque.

Cette nuit a été très agitée. Jean, qui était de garde, a vu sur le radar apparaître un bateau. Il n'est pas rare qu'on aperçoive des pêcheurs, mais ce bateau-là s'est immobilisé assez loin de l'île. Il a mis en marche le groupe électrogène pour que les projecteurs illuminent tout le terrain. Pendant que Jacques et Alain embarquaient sur le bateau, Jean et René partaient patrouiller à pied. Marc et moi sommes restés sur la terrasse, en liaison radio avec les autres. J'ai compris pourquoi ces hommes étaient recrutés parmi des combattants expérimentés. Le bateau suspect s'est rapproché tout en restant hors de portée des armes de Marc.

Jacques dit :

«  Un canot franchit les récifs. Alain vient de le couler avec la mitrailleuse. »

Au même moment René annonçait :

«  Un zodiaque approche. »

Dans la lumière du projecteur que je faisais pivoter je découvrais un troisième canot. Alors que Jacques contournait la pointe pour l'intercepter une rafale atteignit leur bateau. Il nous rassura:

«  Tout va bien. On vient de l'éperonner. Alain balance des grenades là où il a coulé. Nous continuons le tour. "

Des rafales annonçaient en même temps qu'Alain et René rencontraient eux aussi les pirates.

«  On les a coulés. Rien ne bouge. On a dû avoir les gars » dit Alain.

Marc ordonna aux deux équipes de revenir à l'embarcadère. Une rafale de mitrailleuse fut alors tirée depuis le bateau des pirates qui s'éloigna aussitôt. Comme je m'étonnais de ne pas avoir vu Tchan, Marc éclata de rire :

«  Il a une peur bleue de toute violence. Il était tellement dangereux avec une arme qu'on a préféré se passer de lui. Il doit être enfermé à clé dans sa chambre avec son oreiller sur la tête. »

«  Et les enfants ? Ils doivent être affolés. »

«  Vous pouvez aller voir. J'ai mis la radio en route. Elle aura couvert les bruits de la bataille. »

Tous étaient allongés tranquillement dans les deux premières maisons. Certains dormaient. Dans la maison nature c'était bien différent. Les enfants regardaient la porte donnant sur l'extérieur. Ils étaient serrés les uns contre les autres. Ils sont restés plus d'un quart d'heure immobiles puis ils se sont mis à marcher, ils se sont bousculés en poussant des petits cris puis ils se sont allongés finissant par s'endormir. Le groupe électrogène a continué de fonctionner toute la nuit permettant d'illuminer l'île. L'électricité, habituellement fournie par trois grandes éoliennes qui tournent sur la pointe, est consommée en trop grande quantité par le dispositif d'alerte. Personne n'a fermé l'oeil jusqu'au lever du jour. La surveillance est restée renforcée. Tous pensaient que des intrus avaient pu débarquer. C'est la troisième attaque de l'année. L'organisation et les moyens étaient très supérieurs aux deux précédentes d'après ce que dirent les hommes au cours de la réunion qui suivit leur retour. Ils pensent que ce sont les mêmes qui ont tiré profit des tentatives précédentes. Ils ont ri quand j'ai demandé :

«  Qui étaient-ils? »

« Des pirates » a dit Marc « comme on en voit dans les films d'aventure et comme il en existe dans les mers bordant les pays pauvres. Ils pillent les embarcations marchandes et, quand ils le peuvent, les yachts et autres bateaux de plaisance qui s'aventurent dans leurs eaux. »

«  Et que fait la police? »

«  Rien. Dans ces pays elle n'a pas les moyens de contrôler la mer, pas plus que la terre d'ailleurs. Nous avons renoncé à demander de l'aide. Nous sommes trop loin. S'ils venaient ils en profiteraient pour mettre leur nez partout. Les policiers sont aussi dangereux que les pirates dans ces régions. »

«  Et les morts? »

«  Personne ne les réclamera. »

Au lever du jour, Jean, Alain et René sont allés faire le tour de l'île. Une rafale venant de la pointe nous apprit que tout ne se passait pas bien. Alain nous annonça aussitôt :

«  Jean a pris une bastos dans le bras. C'est juste une éraflure. On a eu le tireur. On en ramène un autre. »

Ils sont revenus avec un gamin d'une quinzaine d'années, grelottant de peur, et saignant du nez.

«  Il dit qu'il y avait trois canots. Ils étaient trois dans chacun. Un des trois s'est noyé, l'autre nous a tiré dessus. C'est celui que René a eu. On a tout vérifié. Il n'y a personne. Les requins feront le nettoyage. »

Le jeune prisonnier pleurait doucement. Ses larmes se mêlaient à son sang. Marc l'a soigné après avoir pansé le bras de Jean. Il remerciait et demandait qu'on lui laisse la vie. Il parlait en espagnol. Il jurait qu'il ne recommencerait jamais. En fin d'après-midi l'hélicoptère de Limard atterrit. Il apportait de l'essence, de la nourriture ainsi que les diverses commandes des uns et des autres. Il repartit aussitôt avec le prisonnier solidement attaché. J'ai passé plus d'une heure à essayer mes acquisitions. Je ne me reconnais pas. Il y a eu au moins huit morts, deux blessés, les enfants ont été terrorisés... et je fais des essayages !

Marc est exceptionnel. Cette nuit il était vraiment un chef. Il n'a jamais perdu son sang froid. Ses ordres étaient indiscutables. Ces brutes guerrières lui obéissaient comme à l'un des leurs. La femme qui l'a laissé n'avait aucun sens de la valeur des hommes. Jean monte la garde. Les autres doivent dormir. Je n'ai pas sommeil. Je retrouve Marc au travail devant ses fiches. Il me propose d'aller prendre l'air. Nous marchons jusqu'au bout de l'île, derrière les arbres qui cachaient les pirates cette nuit. Nous nous allongeons sur le sable. Je ne sais comment je me retrouve dans ses bras. Je me donne à lui comme si j'avais vingt ans. J'ai vingt ans. Nous sommes seuls au monde sous des arbres tropicaux. Les vagues de l'océan nous bercent et nous protègent.

Je l'aime.

C'est lui qui rompt le silence le premier. J'attendais des mots d'amour et il me dit simplement:

«  Ne t'inquiète pas. Après la naissance de ma fille je me suis fait faire une vasectomie. Nous ne voulions plus d'enfants. C'était plus simple que de faire prendre la pilule à ma femme pendant des années. »

Je n'avais même pas pensé que nous pourrions ... La contraception ne nous était pas nécessaire puisque nous ne pouvions pas avoir d'enfants avec mon mari. Nous sommes restés longtemps allongés main dans la main, puis nous sommes revenus, comme si rien ne s'était passé. Me voilà la maîtresse de celui qui dirige cette inhumaine expérience que j'ai juré d'interrompre. Et je suis heureuse. J'ai changé. Cette vie hors de tout me transforme. Arriverai-je un jour à admettre comme normal ce qui se passe ici? Accepterai-je que ces pauvres enfants ne connaissent pas d'autre vie? Je sais que non. Je vais entraîner Marc. Il m'aidera à les sauver.

La porte faisant communiquer nos appartements reste ouverte. Marc vient de me rejoindre tout naturellement. Nous passons notre première nuit ensemble. Je suis bien, apaisée, heureuse.

6 Mouna.

Mouna m'inquiète. Elle ne joue plus depuis son accident. Elle reste de longs moments près de la porte. Chaque jour je la vois suivre mes traces comme le ferait un chien. Leur odorat semble très développé. Elle flaire tous les objets que j'ai touchés, puis les prend et les emporte. Dès qu'un garçon l'approche elle le repousse, le menace et le griffe. Elle n'appréciait déjà pas beaucoup les jeux sexuels, maintenant elle les refuse complètement. Je voudrais tant pouvoir la garder avec moi. Elle est si sensible. Je suis sûre qu'elle oublierait sa vie de prisonnière. Je veux en faire une jeune fille comme les autres. Parce que cela me gêne toujours, je n’ai rien écrit sur la façon dont les jeunes de la maison  télé ont des relations sexuelles. Ils se comportent chaque jour de la même manière, l’après- midi lorsqu’ils ont mangé et somnolé un moment et le soir quand ils se retrouvent dans la chambre. Ils commencent par des caresses, de la bouche et des mains, tous ensemble, puis accomplissent l’acte sexuel indifféremment avec l’un ou avec l’autre des partenaires du sexe opposé. Ils recommencent souvent avec le ou la même ou avec un ou une autre. Il arrive même qu’ils fassent l’amour avec un partenaire tout en en caressant ou en embrassant un autre. Ils s’endorment ensuite rassemblés, confiants et détendus. Je suis choquée de ces ébats tout encomprenant qu’il s’agit bien là de relation humaine, d’affection, de recherche de l’autre. Ces moments sont très différents de ce qui se passe dans les maisons nature et radio. En fait c’est le côté collectif qui me choque. J’accepterais mieux ces comportements vécus par des couples.L’image de la famille et de toute la société dans lesquelles j’ai vécu m’empêche d’accepter ces pratiques. Mouna participait toujours aux phases préliminaires des caresses mais elle essayait la plupartdu temps de ne pas achever l’acte sexuel. Si cela lui arrivait, c’était toujours avec Balou, le jeune asiatique. Depuis l’accident, elle reste dans un coin de la pièce et s’endort seule. Véla, la jeune blanche, est la seule à avoir des besoins supplémentaires. Chaque matin elle amène l’un ou l’autre des garçons à lui faire l’amour. Elle s’approche de celui qui est calme, le plus souvent Tanco, le jeune noir, et le caresse jusqu’à ce qu’il soit prêt à la satisfaire. Je comprends ce qu’un tel comportement peut avoir d’excitant pour les hommes qui assurent la surveillance tout en n’excusant pas la brute chassée pour avoir violé cette pauvre petite. Comment, après avoir vécu ainsi, ces jeunes pourront-ils s’adapter à une vie normale ? Il faudra du temps, beaucoup de tendresse et une éducation adaptée pour les amener à vivre autrement. J’ai du mal à l’admettre, mais si j’excepte Mouna, je dois reconnaître qu’ils ont l’air heureux dans ces moments-là. Jacques doit se douter de l’évolution de mes relations avec Marc. Nous étions à la pêche hier et il ne m’a pas parlé des projets d’évasion.

Limard vient d’annoncer par radio que le jeune prisonnier avait disparu de chez lui. Il ne l’avait donc pas remis à la police. Je ne sais pas où nous sommes, mais les lois n’ont pas l’air d’être celles d’un pays de droit. Peut-être l’argent permet-il l’achat des complicités. Rien ne manque ici. Les hélicoptères comme les bateaux doivent représenter de belles sommes. Limard seul doit connaître les intermédiaires et peut-être même les responsables du système. Je ne sais plus où j’en suis. M’enfuir c’est perdre Marc. Révéler ce qui se passe ici c’est risquer de le faire emprisonner. Je ne veux pas que les enfants continuent à vivre ici. Il faut que je parvienne à convaincre Marc de mettre fin à l’expérience. Nous tenterons ensemble de rééduquer les enfants.

Mouna va mourir. Elle ne s’alimentait plus depuis plusieurs jours. Elle restait prostrée dans la chambre ne regardant même plus la télévision. Ce matin nous sommes allés la chercher avec Marc. Elle est là, près de moi, allongée sur le lit de l’infirmerie. Sa maigreur est inquiétante. Comme elle tentait de s’enfuir, nous avons dû attacher ses poignets et ses chevilles. Elle se contracte et geint quand j’approche ma main pour la caresser ou essuyer son front. Á chacun de ses réveils elle se débat et tente de défaire ses liens. Marc n’a diagnostiqué aucune maladie. Elle n’est pas fiévreuse. Elle se laisse mourir. La perfusion semble lui faire du bien, mais il faut qu’elle accepte de s’alimenter. J’ai passé la nuit près de Mouna. Elle semble s’habituer à moi et accepter ma présence. Elle ne fuit plus ma main. Elle écoute mes paroles sans tenter de répondre. Elle dort beaucoup. Je mange devant elle pour la tenter mais elle refuse obstinément d’ouvrir la bouche. Pendant qu’elle dormait ce matin, je suis allée faire ma toilette. Je l’ai entendue geindre. Dès que je suis entrée elle s’est tue ; son visage s’est détendu ; son visage s’est éclairé. Elle est de plus en plus faible. Marc craint qu’elle en meure.

C’est fini pour Mouna. Elle est morte cette nuit pendant que je dormais près d’elle. Je n’ai rien entendu. Marc est bouleversé lui aussi. Il faut que je parvienne à le convaincre de mettre fin à tout ça. J’ai refusé qu’on jette le corps de Mouna à la mer. Nous l’avons enterrée dans le petit bois. Les autres enfants de la maison télé n’ont pas changé leur manière de vivre. L’un ou l’autre dit parfois : « Mouna ? Mouna ? » sans attirer d’intérêt particulier de ses compagnons. Depuis la mort de Mouna, Marc n’est plus venu me rejoindre le soir. Il doit se sentir coupable. J’aimerais le réconforter, mais j’ai décidé de rester distante comme si, moi aussi, je le tenais pour responsable de cette mort. Je veux le convaincre de cesser l’expérience. Il faut que nous tentions de rééduquer ces pauvres petits. Je voudrais tant lui dire mon amour. Je m’en veux de l’abandonner dans un moment si difficile mais je dois sauver les enfants. Alors nous serons heureux. Nous ne sommes plus amants, même plus amis. La confiance qui nous unissait avant que je ne sois sa maîtresse n’existe plus. Je surprends parfois son regard triste. Comme il doit souffrir ! Je ne dois pas céder. Cette horrible expérience doit être interrompue. Limard est revenu au début de la nuit. Il n’était pas seul. Une fois par trimestre Il amène sixfilles pour une nuit. Même Jacques ne m’avait jamais parlé de ces moments. Je n’ai pu m’empêcher de les regarder arriver par l’entrebâillement de la porte. Elles sont plutôt jolies et tellement jeunes. Les imaginer avec ces vieux soudards m’attriste. Elles n’avaient l’air ni effrayées ni dégoûtées en rencontrant les hommes sur la galerie. Elles riaient même joyeusement. Le son de la musique et le bruit des verres et des conversations n’a pas duré longtemps. Le calme est revenu quand les chambres se sont fermées. Marc assurait la garde pendant que Limard se reposait dans sa chambre. L’hélicoptère a emporté les filles avant le lever du jour.

Y en avait-il une pour Marc les fois précédentes ? Je n’éprouve pas de jalousie, mais ces pauvres filles ne peuvent être que des victimes, alors l’idée que Marc aurai pu…non ! Je suis certaine qu’il ne l’a pas fait. Comme je m’étonnais de l’imprudence commise en les amenant ici, Marc m’a dit qu’elles étaient recrutées en divers endroits de la région sans savoir où elles allaient. La nuit choisie était particulièrement sombre pour qu’elles ne puissent rien voir. Il m’a décrit la vie misérable de nombreux enfants du pays. Abandonnés très tôt par leurs familles ou partant d’eux-mêmes ils vivent en bandes, dormant sur les trottoirs. La mendicité et le vol les aident à survivre. Très tôt la prostitution devient un moyen de recevoir un peu d’argent. Des européens viennent jusqu’ici pour abuser d’eux. La prison, la maladie et la mort accidentelle ou violente mettent un terme à ces courtes vies. Il insiste sur le fait qu’auprès d’eux vivent de riches familles dont les enfants ne manquent de rien. Il conclut que les humains sont de animaux terribles pour les plus faibles d’entre eux et que l’acceptation de telles misères procède du même mépris des hommes que l’expérience menée surl’île. L’un n’excuse pas l’autre. Pourquoi les enfants doivent-ils souffrir des erreurs des adultes ? Ce sont toujours eux qu’on abandonne d’abord. Comme les chats ou les chiens devenus gênants, les petits subissent les violences du bout de la chaîne humaine. Marc a-t-il perçu mes doutes ? Il m’a dit que lors des passages des prostituées il assurait toujours la garde. J’étais sûre qu’il ne pouvait se comporter comme les mercenaires méprisant la vie des autres. Je suis déçue que Jacques accepte de se livrer à ces orgies. J’ai souvent lu les débordements des soldats et des marins partout dans le monde. Depuis toujours on banalise l’esclavage des pauvres femmes livrées à la satisfaction des besoins sexuels des hommes. J’ai vu des politiciens et des écrivains étaler fièrement à la télévision leurs souvenirs de virées dans des bordels. Ces aveux n’étaient suivis d’aucune poursuite pénale. Comme si c’était naturel et banal. Je veux croire que certains hommes respectent la liberté et l’intégrité des autres humains, fussent-elles des femmes. Je suis ici depuis deux mois et demi. J’ai beaucoup appris en si peu de temps. Je ne regrette pas d’être venue. J’ai connu Marc. Je suis toujours décidée à sauver les pauvres petits. Je ne pourrai plus jamais me désintéresser de ce que subissent les enfants, où que ce soit dans lemonde. Dès que je serai sortie de cette île je militerai dans des organisations d’aide aux enfants.

Il y a eu une bagarre entre Edouard et René, le nouveau. Edouard a reçu un coup de poignard dans le bras. Il se moquait de René pour qui la nuit avait dû être bien triste faute de

garçons. Il ajoutait que la fille avait bien dormi dans sa chambre de pédé. Sans un mot en

réponse, le poignard est venu se planter dans le bras levé évitant à la lame de pénétrer dans

la poitrine visée. Ces deux là se haïssent. Tous ces mercenaires sont déséquilibrés. Tout leur

est prétexte à dispute. Ils se mesurent sans arrêt aux cartes comme au tennis ou à la nage. Ils

comparent de façon permanente leurs performances et leurs campagnes. Au début, quand j’étais

présente ils se surveillaient. Maintenant ils étalent leurs faits d’armes, tueries et pillages.

Il doit y avoir une part de vrai dans ces affabulations de vieux adolescents pervers.

Les enfants de la maison nature deviennent de plus en plus violents. Un combat a opposé les

deux blancs au cours du repas. Le garçon a été cruellement mordu à l’épaule. Il est resté dans

un coin, geignant et léchant sa plaie. Marc était près de moi quand j’ai vu la scène. Il a

affirmé que la blessure était sans gravité. Ce genre de lutte a lieu chaque fois que la

hiérarchie est mise en cause. Après quelques affrontements un nouvel ordre s’installe ou

l’ancien se trouve conforté. J’ai reproché à Marc de ne pas intervenir, ironisant même sur ces

médecins qui assistent immobiles à des scènes de violence et qui ne soignent même pas les

blessés. Il a dit doucement : « tu sais bien que je ne peux pas. Mon intervention apporterait

encore plus de trouble. » Alors qu’il quittait la pièce il s’est retourné pour me dire : « j’ai

besoin de toi. Aide-moi. »

Je viens de pleurer longtemps. Je ne sais plus ce que je dois faire. Je l’aime. Je voudrais lui

éviter de souffrir. Mais les enfants doivent être sauvés.

Ai-je choisi la bonne méthode ?

Cèdera-t-il à la pression ?

Je devrais être avec lui ? Cette décision me libère. Nous devons agir ensemble.

Ce matin c’est dans la maison radio qu’il y a eu un combat alors que j’observais les enfants.

Le jeune asiatique avait suivi la petite noire à l’intérieur du bâtiment pendant que les autres

se baignaient. Ils ont été surpris par la blanche alors qu’ils s’accouplaient. Elle a poussé un

hurlement, jeté le garçon au sol et s’est mise à rosser la petite. Elle l’empêchait de

s’enfuir, la mordait, la frappait des poings et des pieds, la griffait… Cette scène était si

violente que j’ai déclenché les gaz soporifiques. Je suis allé chercher Marc au bateau. Il m’a

dit combien ces gaz pouvaient être dangereux par leur répétition. Á notre arrivée, les trois

petits se réveillaient. Ils sont sortis comme si rien ne s’était passé. La jeune noire a

longtemps léché ses écorchures.

Quand pourrai-je les sortir de cet enfer ?

 

Je suis allée à la pêche avec Jacques. Alors que je lui demandais s’il pensait

toujours à quitter l’île, il m’a dit que c’était trop risqué. Il préfère attendre sa

libération.

Il se méfie de moi. Ils ont tous deviné ma relation avec Marc. Avant Jacques plaisantait.

Il me faisait même la cour. Je le trouve beaucoup plus réservé. Alors que je lui demandais

s’il ne trouvait pas avilissant d’avoir des relations avec des femmes obligées de subir,

il a rétorqué : « et coucher avec un vieux parce qu’il est le chef, ce n’est pas

avilissant ? » Il s’est aussitôt excusé, me disant que c’était parce que je l’avais vexé

qu’il avait si mal réagi. Il m’a alors affirmé qu’après son refus lors de la première

venue des femmes, celle qui lui revenait avait circulé de chambre en chambre, passant de

l’un à l’autre. Les fois suivantes il n’avait plus eu de scrupule. « On change ici. » Il a

même plaisanté : « c’est de votre faute. Si vous aviez accepté … » ;

Marc part dans trois jours. Il va suivre un stage médical d’une semaine aux Etats-Unis. Il

consacrera une semaine supplémentaire à un stage informatique. Il m’a confirmé le départ

de Jacques, dépassé par les progrès réalisés en informatique depuis son arrivée. Il m’a

demandé de ne pas lui en parler.

Ces deux semaines sans Marc vont être difficiles à supporter. Je vais aussi avoir la

responsabilité entière de la santé des enfants, même si Limard, qui remplace Marc, m’a

assuré qu’il contacterait rapidement un médecin en cas de nécessité. Je ne pourrai mener

longtemps cette vie. J’espère que Marc reviendra décidé à sauver les enfants.

Nous ne nous sommes pas quittés au cours des deux jours précédant son départ. Il est si

tendre, tellement attentionné. Malgré ses cinquante et un ans il a un corps de jeune

homme. Un corps de sportif accompli. Comme je l’aime !

Limard est dans le bureau de Marc. Je suis seule. J’aimerais tellement accompagner l’homme

dont je n’aurais pas osé rêver, celui que j’aurais pu ne jamais connaître. Que serait ma

vie si j’étais restée dans ma maison trop grande ?

J’ai accompagné Marc jusqu’au bateau. Il a contourné la pointe de l’île avant d’emprunter

lentement la passe et de filer vers l’est. Je vais consacrer mon temps aux enfants.

Limard reste enfermé. Il ne sort même pas pour manger avec les autres. Les hommes en

profitent pour abandonner les postes de surveillance. Que se passerait-il si nous étions

attaqués ? Ils se désintéressent de leur travail. Même Jacques passe de longues heures

dans le Zodiaque. Je prends moi aussi mon repas dans mon appartement. Je ne veux pas me

retrouver seule avec les gardes.

 

7 La tempête.

Jacques est parti !

Ce matin, comme d’habitude, il a sorti le Zodiaque. Je l’ai vu charger beaucoup de

matériel sur le bateau. Je me demandais pourquoi il agissait ainsi. Le petit bateau reste

toujours à l’intérieur du lagon. Il a franchi la passe et disparu dans la direction

choisie par Marc. Paul, qui était de garde, a déclenché le signal d’alarme. Limard et

Edouard sont partis vers l’hélicoptère. Je suis montée sur la terrasse, avec les quatre

hommes restant. Même Tchou était là. Paul a dit que le radar était en panne. Jacques a dû

le saboter. Il n’aura plus qu’à le réparer lorsque Limard le ramènera.

J’accompagne René jusqu’à l’hélicoptère qui ne décolle pas. Lui aussi a été saboté.

Jacques a bien préparé sa fuite.

Limard nous annonce qu’il va faire intercepter le Zodiaque par des amis qu’il va contacter

par radio. Ils donneront à Marc le nécessaire pour les réparations.

La radio est inutilisable. Jacques a pensé à tout. Il savait qu’il nous laissait tous à la

merci des voleurs. Ce comportement est monstrueux. Sans bateau ni hélicoptère, la défense

serait impossible.

Sept jours à attendre le retour de Marc !

Et si un enfant est malade ? J’en veux beaucoup à Jacques. Si seulement je l’avais informé

de son prochain départ. Il m’avait convaincue qu’il ne pensait plus à s’enfuir.

Limard a trouvé une lettre dans la chambre de Jacques.

Annie,

J’aurais préféré partir avec vous.

Tant pis.

Je regrette pour vous et pour les enfants, mais je ne suis pas sûr qu’ils seraient heureux

de découvrir le monde. Dès que je serai en sécurité je me mettrai en rapport avec les

responsables de mon emprisonnement. Je ne dirai rien si j’obtiens ce que je veux. Ça va

leur coûter cher. Très cher.

Vous auriez été riche vous aussi si voua aviez voulu…

Adieu.

Jacques.

Limard m’a pressée de question sur la destination de Jacques, sur ce qu’il avait emporté…

Il me prend pour sa complice. C’est vrai que la lettre peut le laisser croire. Je ne

parviens pas à le convaincre du contraire.

Le vent devient fort. Au large la mer se creuse. Une tempête arrive. Je rejoins les hommes

sur la terrasse. Tous pensent que Jacques a très peu de chances de s’en sortir avec un

aussi petit bateau.

Limard emmène deux hommes pour l’aider à amarrer l’hélicoptère.

D’un seul coup le ciel est noir. Les enfants rentrent dans les maisons. Je ferme les

portes. Le vent est d’une incroyable violence. Les vagues franchissent les récifs et

déferlent sur l’île. Pourvu que Jacques ait eu le temps de gagner une côte. Je ne souhaite

pas sa mort malgré la lâcheté de son comportement. La pluie s’abat pendant plus d’une

heure en noyant tous les bruits. On ne voit pas à deux mètres.

Brusquement tout s’arrête. J’accompagne les hommes jusqu’à l’hélicoptère. Le sol est

jonché de branches. Deux arbres ont été cassés par le vent. L’appareil n’a pas subi de

dégâts apparents. Limard affirme qu’il fallait au moins cinq heures à Jacques pour

atteindre la côte. Il a sûrement affronté la tempête. Il rit quand je lui fais remarquer

que le bateau est insubmersible. Il affirme qu’après avoir tenté de remonter après les

premiers chavirages, aucun homme n’aurait assez de forces pour résister à une telle mer

alors que les vivres et l’eau ont été emportées


La radio est inutilisable. Jacques a pensé à tout. Il savait qu’il nous laissait

tous à la merci des voleurs. Ce comportement est monstrueux. Sans bateau ni hélicoptère, la

défense serait impossible.

Sept jours à attendre le retour de Marc !

Je suis allée à la pêche avec Jacques. Alors que je lui demandais s’il pensait toujours à

quitter l’île, il m’a dit que c’était trop risqué. Il préfère attendre sa libération.

Il se méfie de moi. Ils ont tous deviné ma relation avec Marc. Avant Jacques plaisantait. Il me

faisait même la cour. Je le trouve beaucoup plus réservé. Alors que je lui demandais s’il ne

trouvait pas avilissant d’avoir des relations avec des femmes obligées de subir, il a

rétorqué : « et coucher avec un vieux parce qu’il est le chef, ce n’est pas avilissant ? » Il

s’est aussitôt excusé, me disant que c’était parce que je l’avais vexé qu’il avait si mal

réagi. Il m’a alors affirmé qu’après son refus lors de la première venue des femmes, celle qui

lui revenait avait circulé de chambre en chambre, passant de l’un à l’autre. Les fois suivantes

il n’avait plus eu de scrupule. « On change ici. » Il a même plaisanté : « c’est de votre

faute. Si vous aviez accepté … » ;


Marc part dans trois jours. Il va suivre un stage médical d’une semaine aux Etats-Unis. Il

consacrera une semaine supplémentaire à un stage informatique. Il m’a confirmé le départ de

Jacques, dépassé par les progrès réalisés en informatique depuis son arrivée. Il m’a demandé de

ne pas lui en parler.

Ces deux semaines sans Marc vont être difficiles à supporter. Je vais aussi avoir la

responsabilité entière de la santé des enfants, même si Limard, qui remplace Marc, m’a assuré

qu’il contacterait rapidement un médecin en cas de nécessité. Je ne pourrai mener longtemps

cette vie. J’espère que Marc reviendra décidé à sauver les enfants.

Nous ne nous sommes pas quittés au cours des deux jours précédant son départ. Il est si tendre,

tellement attentionné. Malgré ses cinquante et un ans il a un corps de jeune homme. Un corps de

sportif accompli. Comme je l’aime !

Limard est dans le bureau de Marc. Je suis seule. J’aimerais tellement accompagner l’homme dont

je n’aurais pas osé rêver, celui que j’aurais pu ne jamais connaître. Que serait ma vie si

j’étais restée dans ma maison trop grande ?

J’ai accompagné Marc jusqu’au bateau. Il a contourné la pointe de l’île avant d’emprunter

lentement la passe et de filer vers l’est. Je vais consacrer mon temps aux enfants.

Limard reste enfermé. Il ne sort même pas pour manger avec les autres. Les hommes en profitent

pour abandonner les postes de surveillance. Que se passerait-il si nous étions attaqués ? Ils

se désintéressent de leur travail. Même Jacques passe de longues heures dans le Zodiaque. Je

prends moi aussi mon repas dans mon appartement. Je ne veux pas me retrouver seule avec les

gardes.

 

8 La tempête.

Jacques est parti !

Ce matin, comme d’habitude, il a sorti le Zodiaque. Je l’ai vu charger beaucoup de matériel sur

le bateau. Je me demandais pourquoi il agissait ainsi. Le petit bateau reste toujours à

l’intérieur du lagon. Il a franchi la passe et disparu dans la direction choisie par Marc.

Paul, qui était de garde, a déclenché le signal d’alarme. Limard et Edouard sont partis vers

l’hélicoptère. Je suis montée sur la terrasse, avec les quatre hommes restant. Même Tchou était

là. Paul a dit que le radar était en panne. Jacques a dû le saboter. Il n’aura plus qu’à le

réparer lorsque Limard le ramènera.

J’accompagne René jusqu’à l’hélicoptère qui ne décolle pas. Lui aussi a été saboté. Jacques a

bien préparé sa fuite.

Limard nous annonce qu’il va faire intercepter le Zodiaque par des amis qu’il va contacter par

radio. Ils donneront à Marc le nécessaire pour les réparations.

Si un enfant est malade ? J’en veux beaucoup à Jacques. Il m’avait convaincue qu’il ne pensait

plus à s’enfuir.

Limard a trouvé une lettre dans la chambre de Jacques.

Annie,

J’aurais préféré partir avec vous.

Tant pis.

Je regrette pour vous et pour les enfants, mais je ne suis pas sûr qu’ils seraient heureux de

découvrir le monde. Dès que je serai en sécurité je me mettrai en rapport avec les responsables

de mon emprisonnement. Je ne dirai rien si j’obtiens ce que je veux. Ça va leur coûter cher.

Très cher.

Vous auriez été riche vous aussi si vous aviez voulu…

Adieu.

Jacques.

Limard m’a pressée de question sur la destination de Jacques, sur ce qu’il avait emporté… Il me

prend pour sa complice. C’est vrai que la lettre peut le laisser croire. Je ne parviens pas à

le convaincre du contraire.

Le vent devient fort. Au large la mer se creuse. Une tempête arrive. Je rejoins les hommes sur

la terrasse. Tous pensent que Jacques a très peu de chances de s’en sortir avec un aussi petit

bateau.

Limard emmène deux hommes pour l’aider à amarrer l’hélicoptère.

D’un seul coup le ciel est noir. Les enfants rentrent dans les maisons. Je ferme les portes. Le

vent est d’une incroyable violence. Les vagues franchissent les récifs et déferlent sur l’île.

Pourvu que Jacques ait eu le temps de gagner une côte. Je ne souhaite pas sa mort malgré la

lâcheté de son comportement. La pluie s’abat pendant plus d’une heure en noyant tous les

bruits. On ne voit pas à deux mètres.

Brusquement tout s’arrête. J’accompagne les hommes jusqu’à l’hélicoptère. Le sol est jonché de

branches. Deux arbres ont été cassés par le vent. L’appareil n’a pas subi de dégâts apparents.

Limard affirme qu’il fallait au moins cinq heures à Jacques pour atteindre la côte. Il a

sûrement affronté la tempête. Il rit quand je lui fais remarquer que le bateau est

insubmersible. Il affirme qu’après avoir tenté de remonter après les premiers chavirages, aucun

homme n’aurait assez de forces pour résister à une telle mer alors que les vivres et l’eau ont

été emportées.

Quand Tchou m’apporte mon repas, je pense que les enfants n’ont eu ni radio ni télé ce matin.

C’était le travail de Jacques. Ils doivent être bouleversés. J’ouvre les portes de leur

chambre. Les petits de la maison nature et radio se précipitent vers la mer pour ramasser les

crustacés et les coquillages. L’heure du repas est passée pour eux aussi.

Dans la maison télé les enfants sont serrés les uns contre les autres. Ils regardent fixement

l’écran. Je ne connais pas le fonctionnement des appareils. Limard est aussi incompétent que

moi. Nous parvenons enfin à mettre la radio en service dans les maisons. Les petits de la

maison télé acceptent de sortir. Ne pouvant plus les surveiller depuis la salle de contrôle, je

vais devoir passer beaucoup de temps dans la galerie du bas. Certaines parties restent hors de

vue des judas ouverts dans les portes. L’inconscience de Jacques a des conséquences qui peuvent

être graves


Limard est complètement perdu. Il répète : « que va-t-il se passer ? Comment vais-je partir ? »

Dès que je l’ai quitté il a fermé sa porte à clé.

Les hommes se sont tus en me voyant arriver sur la terrasse. Que préparent-ils ?

Tchou est le seul à continuer son travail. Les repas sont toujours très bons.

La vie a repris dans les maisons nature et radio. Les enfants de la maison télé sont

malheureux. Ils viennent souvent s’asseoir devant l’écran noir. Ils restent silencieux et

immobiles puis repartent vers la mer. Ils ne jouent plus. Ils s’agressent en permanence.

Que puis-je faire pour les aider ?

Les gardes ne surveillent plus. Ils ont forcé Tchou à ouvrir ses réserves. Chacun a emporté

plusieurs bouteilles d’alcool.

Les enfants sont rentrés à l’heure du repas. La tendresse des autres soirs a disparu de la

maison télé. Leurs activités sexuelles s’interrompaient souvent. Ils se sont endormis serrés

les uns contre les autres.

Ce matin, quand j’ai ouvert les portes, tous les petits sont sortis joyeusement. Les jeux ont

même repris dans la maison télé jusqu’à l’heure de l’émission. Ils sont venus s’installer face

à l’écran. Comme rien ne venait ils ont commencé à s’agiter, à geindre, puis à se bousculer.

Ils sont totalement désemparés. J’ai envie de leur parler par l’intermédiaire des haut-parleurs

qui diffusent la radio. Je vais commencer à leur faire connaître ma voix. Elle leur sera

familière au moment de leur libération.

Après le déjeuner je suis allée frapper à la porte de Limard. Il avait une barbe de deux jours.

Il portait les mêmes vêtements froissés. Une odeur d’alcool et de tabac emplissait le salon.

Des mégots et des verres traînaient partout. Je voulais lui parler des enfants. Il

répondait : « oui. Comme vous voulez… ». Il n’a aucun ressort.

Les gardes m’inquiètent. Ils ont fouillé la chambre de Jacques et le local radio en éventrant

et brisant tous les meubles. Ils ont vidé les tiroirs et les classeurs. Ils ont forcé toutes

les serrures.

Que dira Marc à son retour ?

Ils ont essayé de forcer la chambre forte. Ce soir ils boivent ensemble. Je les entends chanter

et taper sur les tables de la salle à manger. Je suis sûre qu’ils préparent un mauvais coup.

Ce matin, alors que j’étais dans la galerie du bas, j’ai entendu des coups de feu. Croyant à

une attaque, je suis remontée.

Quelle horreur !

Trois morts ! Et Paul a une balle dans le ventre. René m’a aidée à l’installer sur un lit. Il

souffre beaucoup. Je ne peux rien faire d’autre que lui donner des calmants.

René m’a raconté qu’ils avaient décidé d’ouvrir la chambre forte. Ils sont allés chercher

Limard pour le contraindre à les aider. Edouard l’a frappé. Tous les hommes étaient dans le

bureau, René était resté près de la porte. Limard est entré dans le grand coffre où il a pris

un pistolet mitrailleur. Edouard, Paul et Louis étaient abattus avant d’avoir pu faire un

geste. René, à l’abri dans le couloir, avait alors tiré sur Limard. Trois morts et un blessé

grave !

Que se passera-t-il au retour de Marc ? René ne voudra pas laisser de témoins.

Paul est inconscient. Il répète : « Manon. Manon. »

Je suis allée fermer les portes des enfants. Ils étaient terrorisés par ce trou ouvrant sur la

nuit. J’ai nettoyé les parties extérieures des maisons. Á mon retour Paul avait cessé de

respirer. Nous ne sommes plus que trois. J’ai aidé rené et Tchou à transporter les corps en

dehors du bâtiment. Le cuisinier a vomi plusieurs fois.

Dans la chambre forte restée ouverte j’ai vu des dossiers, mais aussi des liasses de dollars et

des lingots d’or. A quoi pouvait bien servir cette fortune ?

Je suis de plus en plus inquiète. Je suis sûre que René attend le retour de Marc pour

emporter ce trésor avec le bateau. Il n’hésitera bien sûr pas à nous abbatre avant.

Comment protéger Marc et les enfants ? Je passe beaucoup de temps dans le local radio pour

parler aux enfants. Je ne peux pas les voir puisque le système télé est en panne.

Tous sortent le matin. Ceux de la maison télé mangent moins. Ils se frappent et se mordent

sans raison. Ils ne communiquent plus. Dès que l’un d’eux s’installe devant la télé, les

autres accourent. Peu après tous repartent tête basse. Je ne sais pas si Jacques s’en est

tiré mais sa fuite a eu des conséquences terribles.

Encore cinq jours avant le retour de Marc. Il faut que je parvienne à neutraliser René. Je

dois protéger Marc et les enfants.

En regardant depuis la terrasse j’ai vu que toutes les portes donnant sur l’espace

extérieur avaient été forcées. Ce ne peut être que René. Pourquoi a-t-il fait ça ? De

chaque côté des trapèzes prolongeant les maisons des enfants, les hauts murs sont percés

par une porte métallique. C’est par l’une d’elle que j’étais entrée pour secourir Mouna.

Elles étaient toutes ouvertes. La maison télé était vide. Dans les deux autres, les

groupes étaient au complet, figés devant les ouvertures béantes. J’ai aperçu René sur la

galerie avancée entre les trapèzes.

Tchou est arrivé me disant : « il faut le tuer madame. » C’est vrai que le moment était

favorable à une tentative. Pour revenir, René serait obligé d’emprunter une échelle

montant vers la terrasse. Nous pourrions peut-être le désarmer. C’est alors que Tchou fit

pivoter la mitrailleuse et tira une rafale en direction de René. René enjamba le garde-

fou, avança en équilibre sur le mur, se suspendit et sauta dans le terrain de la maison

nature. J’entendis une rafale et ce fut le silence. Je me précipitai sur le chemin de

ronde d’où il avait sauté.

Quel spectacle affreux ! Le jeune blanc et la petite asiatique gisaient sur le sol, tués

sans doute par l’arme de René. Les quatre autres s’acharnaient sur le corps de l’homme,

frappant, déchirant, mordant ce qui ressemblait à une bouillie sanguinolente.

Je serai entrée dans leur maison sans la moindre crainte. J’étais loin de les croire

dangereux. Ils ont dû e^être paniqués en voyant tomber cet être inconnu. Quel cauchemar !

Avec Tchou nous avons décidé de ne plus sortir pour ne pas affronter les enfants libérés.

Où sont les enfants de la maison télé ? Je suis allée sur le chemin de ronde après avoir

vérifié que les portes sont closes. Tchou, qui a toujours eu peur des armes, ne circule

qu’avec un pistolet à la ceinture. Il m’en a montré le fonctionnement et j’en ai un à ma

taille. Moi aussi j’ai peur des enfants !

Munie d’un bloc, je note tout ce que je vois. Les quatre survivants de la maison nature

sont assis dans l’eau. Dès qu’ils m’aperçoivent sur le mur, ils se regroupent. Quand je

leur parle doucement ils répondent par des grognements. Ceux de la maison radio sont près

de la porte côté maison télé. Ils ont l’air d’épier quelque chose que je ne vois pas. Ils

sont parfaitement immobiles. Quand j’avance sur l’autre mur, je découvre Anton, le jeune

blanc, et Balou l’asiatique. Eux aussi ont senti une présence étrangère. Ils s’arrêtent en

découvrant l’attitude hostile des six enfants radio. Les deux arrivants ont plutôt l’air

curieux. Apparemment conscients du danger représenté par ces inconnus ils s’éloignent. Je

ne vois nulle part Véla, Noli et Tanco. Ils ont dû partir près de la mer où les arbres les

cachent à mes regards.

Quel carnage ! Comment protéger les enfants les uns des autres. Sauront-ils regagner leurs

maisons et trouver la nourriture ?

 

Je rejoins Tchou dans sa cuisine. La porte est barricadée. Je l’appelle longtemps avant qu’il

accepte de me laisser entrer. Il referme derrière moi et pousse même un meuble contre la porte.

Il me dit que nous allons tous mourir et que les enfants nous mangeront pour se venger. Je ne

parviens pas à le raisonner. J’insiste pour qu’il prépare le repas des enfants en ajoutant que

s’ils ne mangent pas ils seront vraiment dangereux. Il refuse de sortir de la cuisine et je

dois lui promettre de m’occuper de la distribution.

Après avoir vérifié que tout est bien fermé je remonte sur la terrasse. Si Marc ne revient pas

vite je sens que je ne tiendrai pas. De la galerie je peux vérifier que les maisons nature et

radio sont toujours occupées. Les quatre enfants de la maison nature sont près de la porte

d’accès au couloir. Ils surveillent ce trou béant sur l’inconnu qu’ils ont toujours vu

condamné. René et ses deux victimes sont abandonnés contre le mur.

Dans la maison télé tous les enfants sont près du mur séparant l’espace libre de leur cour. Eux

aussi sont inquiets. Ils guettent les portes en geignant et grognant.

La maison télé est vide. Les enfants doivent être sous les arbres du côté de la maison radio.

Les repas étaient prêts. J’ai apporté la nourriture à la maison nature, puis la maison radio et

enfin à la maison télé. En revenant, j’ai vérifié par les judas que tout allait bien. Les six

enfants radio étaient allongés sur le sol avec de la nourriture dans leurs mains et dans leur

bouche. J’ai couru à la maison nature où j’ai découvert le même spectacle.

Empoisonnés ! Ils avaient été empoisonnés. Dans sa peur Tchou avait trouvé ce moyen pour se débarrasser des petits.

         Je me suis précipitée vers la maison télé. Les enfants n’étaient pas revenus. J’ai 

vidé les distributeurs. Dix enfants assassinés ! Cette hécatombe ne s’arrêtera donc qu’au

dernier ! Et si Tchou avait décidé de me tuer moi aussi ?

Je m’enferme dans ma chambre alors que la nuit tombe.

Au secours Marc ! Reviens vite !

Je ne peux rester à l’abri en abandonnant les cinq petits survivants. Je vais allumer toutes

les lumières de l’île. J’ai décidé de rejoindre Tchou. Ma présence le réconfortera. Il n’est

pas méchant, c’est la peur qui l’a conduit à ces horreurs.

Pauvre Tchou !

Il a voulu manger ce qu’il avait préparé. Il gît sur le sol de sa cuisine ouverte. Je reste

longtemps effondrée près de lui. Je suis seule !

J’essuie mes larmes en pensant aux cinq petits de la maison télé. Cinq sur dix-huit ! Ils n’ont

rien eu à manger ce soir. Comme j’avais fermé les portes intérieures des autres maisons ils

n’auront pu aller prendre la nourriture empoisonnée même s’ils sont entrés dans les autres

domaines.

J’ai peur. Si les pirates revenaient… Ce que je vis est l’enfer. Pourquoi moi ? est-ce que je

vais tenir jusqu’au retour de Marc ? Que vont devenir les cinq petits ? J’entends des bruits

partout. Pourquoi est-ce à moi de payer pour les monstres qui ont décidé cette monstrueuse

expérience ?

J’ai fini par m’endormir.

Il fait soleil. Je ne vais pas rester enfermée pendant quatre jours. Les enfants ont besoin

d’aide. Rien ne bouge sur la terrasse. Depuis la galerie avancée je vois les cinq enfants. Ils

sont revenus dans leur territoire. Eux aussi m’ont vue. Ils viennent se placer au-dessous de

moi. Ils n’ont pas l’air menaçants. Je leur parle doucement. Je leur dis que tout va bien, que

je vais les nourrir, que je veillerai sur eux.

Je retrouve le corps de Tchou. Je le traîne dans le local des machines. Je jette tout ce qui a

servi à préparer le repas mortel : les plats comme les assiettes, les casseroles comme les

marmites. Il a laissé sur la table une petite bouteille contenant encore un peu de liquide à

l’odeur amère.

Je porte aux enfants le petit déjeuner dont ils ont l’habitude. Je vais chez Jacques pour leur

parler par la radio. Leur parler me calme. Je leur dis ma peur, mon amour pour Marc, la France

et la vie des enfants là-bas. Ils connaissent mon odeur pour la retrouver après chacun de mes

passages lorsque je nettoie leur maison. Ils ne seront pas surpris par ma voix. Le courage me

revient. Je ne suis pas seule. Ils ont besoin que je sois forte.

Je prépare le déjeuner. Et si je le leur apportais directement dans leur maison ?

Je n’entre pas. J’ouvre la porte du couloir et je pose les plats sur le sol. Ils m’observent

sans manifester de crainte ni d’hostilité. Ils n’osent pas venir jusqu’à moi. Ils mangent peu.

Ils sont visiblement perturbés. Depuis des années rien n’avait changé dans leur quotidien

rythmé par d’immuables habitudes. Mouna vient de disparaître. La télé ne fonctionne plus. La

porte s’ouvrant sur un nouveau monde s’est ouverte. Et voilà que j’apparais. C’est beaucoup

pour eux.

 

Je passe mon temps entre la terrasse d’où je surveille la mer, la galerie au-dessus des

enfants et le studio d’où je parle. Ils ont quitté leur enclos pour visiter celui de la

maison radio puis celui de la maison télé. Comme j’ai refermé les portes donnant sur les

maisons ils ne peuvent accéder aux corps et aux repas empoisonnés. Ils ont découvert René,

le jeune blanc et la petite asiatique. Ils les ont observés longuement avant de suivre

Anton et Balou pour la visite de ce territoire semblable au leur et inconnu. Bien avant la

nuit ils ont regagné ensemble la partie intérieure de leur maison.

Je leur sers le repas en me montrant à leur porte. Balou s’approche, touche ma robe, puis

ma amin. Je n’arrête pas de parler doucement. Il découvre mon visage et palpe mon corps.

Les quatre autres nous observent sans bouger. Quand Balou me quitte pour aller manger je

ferme la porte.

Encore trois jours. Je sais que je réussirai à éduquer les petits. Cette fois je suis

rassurée. Pourvu que Marc revienne et nous emporte loin d’ici.

Ce matin c’est d’abord Anton qui vient m’inspecter. Il est vite rejoint par les autres. Je

subis leurs reniflements, les coups de langue et la promenade des mains sur tout mon

corps. Je les caresse moi aussi. Balou en profite pour visiter la galerie. Comme j’ai

refermé à clé la porte d’accès au bâtiment principal il ne peut sortir. Je les quitte dès

qu’ils me laissent pour leur petit déjeuner.

Ils m’ont admise.

Je ferai d’eux des êtres humains.

Il aura fallu ce massacre pour en arriver là. Avec l’aide de Marc j’effacerai ces tristes

années qu’ils ont dû supporter.

Je trouve le dossier de chacun des gardes. Ils ont vraiment été choisis pour ce sale

travail. Aucune d’eux n’avait de famille. Mais quel passé ! Des campagnes partout dans le

monde, des massacres mais aussi des participations à des actions humanitaires dans des

territoires dangereux. Toujours pour de l’argent. De nombreux documents sont stockés dans

la chambre forte. Ils doivent être dans un langage codé. René avait déjà rassemblé les

dollars et les lingots d’or dans des caissettes. Il y a là une véritable fortune. Qui en

contrôlait l’usage ? Il aurait suffi que Marc et Limard s’entendent pour que tout

disparaisse. Pourrons-nous en utiliser une partie pour assurer l’avenir des enfants ?

Des coups de feu !

Je me précipite sur la terrasse.

Tout est calme. Aucun bateau en mer. Personne sur l’île.

Je cours sur la galerie jusqu’à la maison nature. Anton est étendu près de René. Près de

lui les quatre enfants crient et geignent. Je descends et cours vers eux. Anton est mort.

Une balle lui a traversé le cou. Son sang rougit le sol. J’aurais dû enlever l’arme. Je

conduis les enfants jusqu’aux arbres et je cherche les doubles des clés dans le bureau de

Marc. Á mon retour les enfants ont disparu. Ils ont dû rentrer dans leur maison. Alors que

je regagne la cuisine je trouve Balou en train de manger de la confiture. Dans mon émotion

j’avais simplement tiré les portes derrière moi. Il en a profité pour me suivre. Il a

renversé le plat de fruits au sirop que j’avais laissé sur la table. Il me faut du temps

pour le reconduire à la maison télé. Il n’est pas très grand mais il est fort. Quand


j’essaie de l’entraîner il croit que je joue. Il se jette sur moi et me fait tomber. Le

jeu prend alors une tournure que je n’apprécie pas du tout quand je sens ses mains

explorer mon corps dans un but que je comprends vite. Leurs jeux se terminent souvent

ainsi. Il faudra sans doute du temps pour leur faire admettre que tout n’est pas bon dans

leurs habitudes. Il me suit quand je trouve la boîte de gâteaux. Dès que nous entrons dans

la maison télé, Tanco et Noli se précipitent sur les gâteaux. Balou s’empare de Véla pour

une relation sexuelle.

Ils ont déjà oublié Anton.

La tâche qui nous attend ne sera pas simple. Ces pauvres petits ne connaissent que leur

instinct. J’avais cru qu’ils étaient capables de parler mais ils semblent utiliser les

mots comme une musique. Peut-être devrai-je comprendre leur langage. Que faudra-t-il

interdire ? Comment leur apprendre… ?

Ils semblent ne plus attendre la télé. Ils courent sans cesse d’un lieu à l’autre. Le

terrain boisé qui est resté ouvert les passionne. Ils essaient d’ouvrir les portes donnant

sur les autres maisons. La découverte d’autres mondes les passionne. Ils ne souhaitent

plus qu’une chose : sortir.

 

 

 

9 Le retour de Marc.

Un bruit de moteur me fait bondir sur la terrasse. C’est trop tôt pour que Marc revienne.

J’ai peur…

C’est le bateau de marc. Enfin !

Je cours l’accueillir au hangar. Pourquoi rentre-t-il en avance ? C’est peut-être

Jacques ?...

Je me précipite dans ses bras en pleurant. Je lui dis toutes les horreurs survenues. Il

caresse doucement mes cheveux en me disant doucement : « je suis là. Je ne partirai

plus. » Il m’apprend qu’il a été informé de la découverte d’un pneumatique portant le

numéro du nôtre. Ne pouvant joindre Limard par radio il a pensé qu’un drame était survenu.

Il avait craint le retour des voleurs et la prise de l’île.

Nous faisons ensemble le tour des lieux. Il répète : « comme tu as dû souffrir ! Comme tu

es forte. » Je lui donne à lire la partie de mon journal relatant les événements survenus

depuis son départ. Il ne fait aucun commentaire ni ne pose de questions. De temps en temps

il interrompt sa lecture pour déposer un baiser sur mes cheveux ou sur ma joue. Je ne peux

empêcher mes larmes de couler. Il est revenu !

Nous préparons ensemble le repas que nous portons aux enfants.

J’accompagne Marc au bateau d’où il envoie un message avec la radio du bord. Il me dit

qu’il informe son correspondant qui joindra les responsables du projet.

Je passe enfin la nuit dans les bras de l’homme que j’aime. Je m’éveille plusieurs fois en

sursaut, affolée par un cauchemar. Marc me parle doucement jusqu’à ce que je retrouve le

sommeil.

Jacques n’a rien saboté. Il s’est contenté de débrancher quelques appareils, assuré de

notre incompétence. Pauvre Jacques. Il est sûrement mort lui aussi. Le canot pneumatique a

été retrouvé sur la côte. Si je lui avais dit que la fin de sa déportation approchait… que

de morts auraient été évitées. Est-ce que les gardes ne s’en seraient pas pris à Limard ?

Ou peut-être même à Marc ? Nous sommes ensemble. Quatre enfants ont survécu.

Marc m’a demandé de ne pas quitter ma chambre. Un hélicoptère est venu. J’ai entendu des

voix d’hommes. L’hélicoptère est reparti à la tombée de la nuit.

Deux gardes vont venir. Ils étaient prêts pour une relève. En plus de la défense, ils

remettront de l’ordre.

Nous allons partir. Nous irons dans une propriété à l’intérieur du pays. Nous sommes

chargés de la rééducation des enfants. Je suis heureuse. Malgré tous les drames et toutes

les morts je suis heureuse. En fait j’oublie aussi vite que les petits. Je sais bien que

ce n’est pas vrai. Il me faudra du temps pour oublier. Avec Marc et les enfants je sais

que j’y parviendrai.

Même si mon témoignage perd tout intérêt puisque l’expérience est arrêtée, je décide de

continuer à écrire. Ecrire m’aide à comprendre, à mieux me connaître, et… sait-on jamais… ?

Les deux nouveaux : Jean, trente ans, petit, blond de cheveux qu’il porte longs et de

barbe et Ralph, la cinquantaine, cheveux en brosse, lunette et forte carrure, ont enterré

les morts. Marc leur a dit une histoire simplifiée. Ils n’ont posé aucune question.

La vie continue. Je me suis approprié le domaine de Tchou. Me voilà cuisinière. Je parle

aux enfants. Je retrouve peu à peu un sommeil plus serein près de Marc. Il a décidé de

m’accompagner à la maison télé. Les enfants l’entourent, le flairent, le lèchent, le

tripotent. Ils essaient de lui ôter ses vêtements. Marc a beaucoup de mal à se défaire de

Véla dont les intentions sont aussi nettes que celles de Balou pour moi avant hier. Ne

parvenant pas à ses fins, elle entraîne Tanco. Nous regagnons le couloir pendant que Noli

et Balou mangent les sucreries. Il semble que les avances très directes de Véla ont eu un

effet sur Marc. Il en est très gêné. Je comprends cette réaction purement physique mais

n’ose pas le lui dire.

Il nous faudra de la patience et de la volonté, mais aussi beaucoup de confiance l’un

envers l’autre pour aider ces pauvres êtres à devenir de vrais enfants.

Marc classe les documents dans des caisses et des cartons en vue de notre prochain départ.

Je passe de plus en plus de temps avec les enfants. Je leur parle, je joue avec eux. Pour

m’éviter les attouchements gênants, je porte une combinaison de plongée sous mes

vêtements. Après les avoir intrigués, cette protection a mis un terme aux tripotages

indécents. Je ne peux m’habituer aux mains des garçons explorant tout mon corps. Véla

continue à agir de même avec Marc. Leur vie cloîtrée a donné beaucoup trop d’importance

aux activités sexuelles. La notion d’âge leur échappant sans doute nous serions des

partenaires comme les autres. Grâce aux combinaisons nous détournons leur intérêt pour

notre corps. Je les quitte toujours à l’occasion d’un jeu. Ils se rassemblent alors

derrière la porte qu’ils essaient d’ouvrir en geignant. Ils semblent accorder de

l’importance à ma présence.

Les enfants aiment errer dans l’espace boisé séparant leur maison de la maison radio. Nous

avons décidé d’en laisser la porte ouverte. Ils ont annexé ce nouveau domaine. Je ne sais

pas si c’est la crainte de l’inconnu ou le souvenir des évènements passés mais ils s’y

déplacent toujours ensemble. C’est Balou le meneur. C’est lui qui décide des explorations

et même des jeux. Tous les soirs, quand le soleil baisse, ils rentrent dans la partie

couverte. La nuit semble les effrayer.

Marc est rentré depuis une semaine. Il erre d’une pièce à l’autre. Bien sûr les évènements

survenus l’ont bouleversé. Nous en parlons souvent. Mais il semble parfois malheureux. Lui

qui était toujours affairé reste de longs moments inactif, les yeux dans le vague. La fin

de l’expérience est une rupture totale avec ce qu’il a vécu ces dernières années. J’espère

l’intéresser à la rééducation des enfants. Il m’encourage à continuer mais ne participe

pas vraiment. Il m’écoute sans suggérer quoi que ce soit. Il relit souvent les événements

survenus pendant son absence. Il me fait préciser des détails, répétant : « j’aurais dû

m’en douter » ou « je le savais ».

Nous partons demain. Marc a reçu un message. L’hélicoptère sera là le matin. Les enfants

seront endormis. C’est le seul moyen que nous avons trouvé pour les emmener sans mal. Il

n’était bien sûr pas question de les enfermer dans des cages ou de les attacher.

 

 

 

 

Chez nous.

Nous voilà chez nous.

L’hélicoptère nous dépose devant une grande maison à une vingtaine de kilomètres de la côte,

tout en haut d’une colline. Des piliers entourent le bâtiment de style colonial. Elle paraît

bien un peu prétentieuse, mais elle me plaît. Un grand mur entouré d’un haut grillage interdit

toute entrée ou sortie du parc de trois ou quatre hectares. Une piscine circulaire d’une

dizaine de mètres de diamètre fait une tache bleue à l’arrière de la maison. Le parc est

agrémenté de massifs et planté de grands arbres. C’est vraiment un endroit magnifique.


Les enfants se réveillent peu après notre arrivée. Nous les avons allongés dans une grande

pièce carrée qui sera leur salle de jeu. Deux pièces comportant chacune une salle d’eau ouvrent

de chaque côté. Cet ensemble constitue leur appartement. On ne peut y accéder que par une

grande porte donnant sur l’entrée. Les fenêtres sont munies de solides barreaux. Cette «

prison » les protègera du monde extérieur, mais aussi d’eux-mêmes. J’espère que nous pourrons

très vite scier les barreaux et ouvrir la porte.

Les enfants partent en exploration dès leur réveil, groupés autour de Balou. Ils sautent sur

les lits, ouvrent et ferment les portes, passent d’une fenêtre à l’autre… Je leur montre le

fonctionnement des douches et des robinets de lavabos. Ce sont de poussoirs qui stoppent

automatiquement l’arrivée d’eau après une vingtaine de secondes. La chasse d’eau les fait fuir.

Ils reviennent très vite et jouent bientôt à déclencher le bruyant tourbillon.

Ils ont vu très tôt la télévision. Lorsque je la mets en marche, c’est un programme en langue


espagnole sur les animaux. Ils se figent immédiatement, ne quittant plus l’écran des yeux, leur

visage exprime les mêmes impressions selon les événements présentés. Ils sont surpris ou

joyeux, effrayés parfois, comme s’ils vivaient ce qu’ils voient. Lorsque j’interromps le

programme, ils s’éveillent lentement, errent un moment puis reviennent vers moi. Je n’ai pas ma

tenue de plongée. Les garçons se montrent très vite entreprenants. Je dois littéralement me

battre pour leur échapper. Je frappe Balou avec le poing et rejette violemment Tanco de mes

deux pieds. Ne comprenant pas ce qui leur arrive, ils restent un instant immobiles. J’en

profite pour m’enfuir et fermer la porte derrière moi.

Est-ce que je parviendrai à faire d’eux des êtres civilisés ? Tant que je ne leur aurai pas

appris à parler il me sera difficile de leur faire comprendre ce qui est bien ou mal. Je

rejoins Marc qui range ce que l’hélicoptère amène de l’île au cours des rotations qu’il

effectue.

Cette maison est vraiment magnifique. Au rez-de-chaussée, une cuisine, un salon et une salle à

manger font pendant à l’appartement des enfants. Á l’étage, quatre chambres, deux salles de

bain, un salon et un bureau luxueusement aménagés s’ouvrent sur un large balcon ceinturant la

maison.

Du bureau de Marc nous apercevons le toit de la maison des gardiens à l’entrée du parc.

Nous serons seuls avec les enfants pour éviter les accidents et les commérages. Chaque soir,

lorsque les enfants seront couchés, la femme d’un des gardiens viendra s’occuper du ménage et

organiser la préparation des repas. Pour tous, il s’agit ici d’une clinique où sont soignés des

enfants ayant des troubles mentaux.

Je sais où nous sommes. Je comprends pourquoi tous les événements ont pu se dérouler au large

sans amener de réaction. Les troubles permanents du pays sont d’une toute autre importance.

Marc m’assure que tout est fait pour que nous soyons malgré tout en sécurité.

Les repas sont servis par des distributeurs identiques à ceux de l’île. Il vaut mieux ne pas

introduire tous les changements en même temps. J’apprendrai bientôt aux enfants à manger à

table. Malgré tous les changements ils sont restés calmes. C’est vrai qu’ils ont retrouvé leur

télé, et même les programmes qu’ils connaissaient sur l’île puisque toutes les cassettes sont à

nouveau à leur disposition.

Maria vient de repartir après avoir rangé. C’est une femme d’une cinquantaine d’années qui

semble marquée par la vie. Nous n’aurons pas de longs entretiens mais nous parviendrons à nous

comprendre pour l’essentiel. Marc parle l’espagnol et pourra traduire ce qui nous posera

problème. Son mari a libéré les six chiens qui sont chargés de la sécurité la nuit. Nous

éviterons de sortir dans le parc tant qu’ils n’auront pas appris à nous connaître. Une garnison

militaire implantée dans la ville proche nous assure une certaine sécurité, mais les voleurs

sont nombreux.

Je me sens bien.

Marc est près de moi. Les enfants vont pouvoir découvrir la vie. Je ne peux rien souhaiter

d’autre. Peut-être un jour pourrons-nous rentrer en France quand les enfants … En attendant

j’ai un but : les rééduquer. Je rejoins Marc pour cette première nuit de liberté.

Après le petit déjeuner nous sortons avec les enfants. Quand j’ouvre la grille de leur salle de

séjour donnant sur le parc, ils s’avancent et observent longuement ce territoire inconnu. Ils

hument les senteurs, écoutent les bruits pressés les uns contre les autres. Les arbres sont

plus hauts que ceux de l’île. Les herbes sont différentes. La mer n’est plus là, pas plus que

les mouettes remplacées par de petits oiseaux chanteurs.

Balou hasarde un premier pas suivi par les autres. Ils avancent à quatre pattes flairant et

mâchouillant les herbes et les fleurs. Ils restent près de nous, sans s’éloigner de la maison.

Lorsque Marc et moi rentrons ils nous suivent de près. Ils restent un long moment derrière les

vitres en échangeant des sons qui me semblent vides de sens. Nous portons un short caoutchouté

pour échapper aux investigations et aux attaques. Cette tenue est très difficile à supporter en

raison de la chaleur, mais nous n’avons pas trouvé mieux.

Maria se charge des achats. Nous avons bien une voiture à notre disposition mais Marc préfère

rester près de nous. Je ne souhaite pas le voir s’absenter même pour un temps très court. Le

traumatisme des horreurs subies en son absence est trop présent dans mon esprit.

Nous entraînons les enfants vers la piscine. Eux qui plongeaient et nageaient dans la mer

restent figés au bord du bassin. Ils en font le tour, goûtent l’eau et nous regardent nager en

geignant. Balou se décide à descendre les marches aussitôt suivi par les autres. Bientôt ils

plongent, sautent, nagent au fond à la recherche de coquillages… ils sont déroutés par

l’absence de sable et le goût de cette eau inconnue. Alors qu’avec Marc nous nous allongeons

près de la piscine, les enfants visitent les alentours, presque toujours à quatre pattes. Véla

caresse Tanco. Comme je veux les interrompre, Marc me demande de n’en rien faire. Il pense

qu’ils ont besoin de se sécuriser. Je supporte encore plus mal ces habitudes ici que sur l’île.

Les voir s’exhiber près de nous en plein air me gêne beaucoup. Combien de temps faudra-t-il

pour leur faire comprendre que leur comportement est anormal ? Nous avons une discussion tendue

avec Marc à ce propos. Je sais qu’il lui arrive de soutenir un point de vue qui n’est pas

vraiment le sien pour le plaisir de discuter, ou pour, comme il le prétend, clarifier ses idées

mais je n’aime pas l’entendre ironiser sur les bonnes mœurs des « civilisés » comme il dit. Il

prétend ne pas savoir s’il sera bénéfique pour les enfants d’être éduqués. La culture et la

morale seraient assorties de complexes et de blocages qui empêchent de s’épanouir. Je me refuse

d’admettre que la vie de ces pauvres petits puisse être la meilleure. Quand bien même aurait-il

raison, que se passerait-il lorsque nous disparaîtrons en les laissant seuls ? Nous devons les

adapter au monde. Ils ne peuvent demeurer des animaux. La vie humaine n’est pas seulement

manger, jouer et faire l’amour. Ils doivent trouver une place dans une société qui leur

apportera toutes ses richesse. Ils doivent apporter leur part à cette société en s’ouvrant par

la fréquentation d’autres humains.

Chaque jour à dix-sept heures le début du programme télévision conduit les enfants à rentrer.

Ils s’habituent à notre présence. Ils acceptent de courir derrière une balle, ou même de faire

des constructions avec des branches et de la terre humide. Ils viennent encore nous lécher et

nous flairer. La combinaison les dissuade d’aller plus loin.

Ce soir je suis inquiète. Il me semble que Marc n’attache pas d’importance à l’éducation des

enfants. Il boit du vin pendant les repas. Pas exagérément puisqu’il ne dépasse pas les trois

verres que buvait habituellement mon mari. Je n’ai pas osé lui demander pourquoi. L’expérience

de l’île étant terminée, il n’a plus à s’occuper des hommes et des machines. Je pense qu’il

s’ennuie. Sa nouvelle vie n’est peut-être pas assez riche et active pour lui.

Les enfants parcourent tout leur nouveau territoire. Ils se déplacent de plus en plus souvent

indépendamment les uns des autres. Ils nagent, ils grimpent aux arbres. Dès que j’arrive ils

viennent vers moi. Ils cessent de s’intéresser à mon corps sauf lorsque les jeux s’animent et

que nous luttons ensemble. J’ai alors bien du mal à me débarrasser des garçons. Je passe de

plus en plus de temps avec eux. Je leur parle. Je chante. Je leur enseigne de nouveaux jeux.

Marc reste dans son bureau. Nous nous voyons de plus en plus rarement. Je pense qu’il s’ennuie.

Il boit de l’alcool. Il reste toujours parfaitement conscient, mais depuis que nous sommes ici

seize jours déjà- il a grossi. J’ai du mal à l’entraîner à la piscine. Je n’ose pas provoquer

une vraie discussion. Nous ne nous parlons plus que pour les détails de la vie courante. Je ne

sais pas quoi faire pour l’aider. Il est toujours aussi tendre et prévenant mais il me semble

moins spontané.

Pourvu qu’il parvienne à s’adapter. Nous ne serons nulle part ailleurs mieux qu’ici.

 

 

Je filme les enfants avec la caméra vidéo. Lorsqu’ils sont assis je projette la séquence. Très

vite ils se reconnaissent. Pour la première fois je les vois s’agiter devant la télé. Ils

disent le nom de celui qui paraît. Ils se lèvent pour le toucher à l’écran puis directement.

Ils échangent des regards et des sons. Lorsque je les filme en direct et qu’ils se voient agir

ils restent un long moment interloqués. Puis celui qui est suivi par la caméra se livre à

toutes sortes de cabrioles et de grimaces. Il se reconnaît avec étonnement.

Je vais utiliser la vidéo pour leur apprendre à parler ainsi que pour leur faire découvrir le

monde. Je demande à Marc de m’aider à monter des sujets où apparaissent des séquences de jeux

semblables aux leurs ainsi que de tranches de vie ordinaire tirées de film. Je veux les aider

ainsi à prendre conscience que ce sont des êtres humains qu’ils voient sur l’écran. Le choc de

la découverte de leur propre image modifie leur relation à la télé. Je dois insister pour

obtenir la participation de Marc. Il me demande : « penses-tu en faire des êtres adaptables à

la vie moderne ? »

« J’y parviendrai si tu m’aides. »

Il me dit qu’il a beaucoup réfléchi et ne voit pas ce que pourrait être leur vie au milieu de

français ordinaire, en butte au racisme pour Tanco, Balou et Noli. Il ne souhaite pas leur

inculquer les principes moraux et la rigueur sexuelle, pas plus que ce qu’il appelle les autres

tabous sociaux. Il ne veut pas les faire entrer dans le monde du travail et de la consommation.

Il pense que la meilleure vie pour eux est celle qu’ils mènent ici. Toute éducation « tout

dressage » comme il dit ne peut que les perturber en leur ôtant leur joie et leurs plaisirs

simples. Je me refuse à croire qu’il puisse avoir raison. Notre conversation dure la moitié de

la nuit. Pour la première fois depuis que nous sommes ici je ne m’endors pas dans ses bras.

Je ne peux pas admettre que des humains vivent ainsi. Je me suis donné pour but de faire de ces

enfants des êtres civilisés, je le poursuivrai. J’y consacrerai toute mon énergie, toute mon

intelligence, toute ma vie s’il le faut. Je ne pourrai pas assister passivement à la répétition

des mêmes journées : sommeil, repas, jeux, relations sexuelles…Ils doivent découvrir la vie et

ses richesses au milieu des hommes. Je suis déterminée à poursuivre leur éducation. Seule s’il

le faut.

Les enfants semblent chercher à comprendre les émissions depuis qu’ils se voient à l’écran.

J’enregistre des séquences où ils découvrent un objet alors qu’ils entendent son nom et voient

le mot écrit. Très vite ils nomment les objets usuels qui les entourent. Ils acceptent de

dessiner les lettres. Marc a sélectionné des émissions scolaires qui les amènent à découvrir de

nouveaux mots.

L’attitude des enfants change peu à peu. Ils jouent moins. Ils semblent avoir du plaisir à

participer aux activités de découverte scolaire. Je les vois rêver. Ils font parfois le tour du

parc en observant le mur et en écoutant les bruits du dehors. Le portail les attire de plus en

plus.

Une des chiennes de garde a des petits. J’ai demandé à Marc de nous les confier. Leur

découverte a été un grand moment de joie. Les cinq chiots, des boxers, sont âgés de trois mois.

Je les leur ai d’abord présentés à la télé. Ils les ont vus manger, jouer, dormir près de leur

mère. Je leur ai dit qu’ils sont doux et gentils. Même si leur vocabulaire ne dépasse pas les

objets usuels, je leur parle toujours comme s’ils étaient capables de me comprendre.

Ce matin j’apporte le premier chiot. Les enfants l’observent sans oser s’approcher. Je caresse

le jeune animal avant de le poser au sol. Il court aussitôt vers le groupe. Il flaire et

mordille chacun des enfants. Les quatre autres chiots arrivent alors. Quel moment de joie !

Chacun prend une petite bête et la soulève, la caresse, se laisse mordiller. Des jeux et des

courses sans fin me persuadent que je suis dans la bonne voie. Ils ont tellement de découvertes

à faire. Tellement de joies à vivre.

Marc est malheureux. Il boit de plus en plus. Il vient de me donner les documents où figurent

les noms et les adresses de deux personnes qui sont les intermédiaires responsables financiers

de la suite de l’expérience. Il m’affirme que nous n’aurons jamais de problèmes financiers.

Tout l’or et tous les billets emportés de l’île sont restés à notre disposition.

Je ne reconnais plus le sportif sûr de lui qui dirigeait l’île. En un peu plus d’un mois Marc a

pris cinq ou six kilogrammes. Sa peau devient pâle et flasque. Je me sens coupable mais les

enfants aussi ont besoin de moi. Je ne peux pas les abandonner pour accompagner Marc lorsqu’il

s’absente pour plusieurs heures. Il ne me dit rien de ses sorties. J’espère qu’il va se

ressaisir. Les enfants ont besoin de lui.

Cette nuit il est rentré tard. Ce matin il ne dit rien de cette sortie. Il est vraiment très

différent de l’homme que je connaissais.

Les chiens vivent avec les enfants depuis près d’une semaine. Ils ont transformé leur vie. J’ai

dû intervenir au début pour qu’ils ne les bousculent pas trop. Ils semblent avoir compris que

ces nouveaux compagnons sont fragiles. Je leur présente aujourd’hui quinze brebis. Ils passent

toute la matinée à suivre leurs nouveaux compagnons que les chiots apprécient aussi. Même la

télévision ne peut les détacher des animaux. Mon programme de travail est reporté.

Ils connaissent maintenant toute la maison. La cuisine les intéresse beaucoup. Ils sont

toujours avec moi lorsque je prépare un repas. Ils apprennent avec une vitesse incroyable. Ils

ont accepté de toujours rester vêtus. Chaque fois que je rencontrais l’un ou l’autre circulant

nu je le grondais. Ils n’apprécient pas le ton que j’emploie lorsqu’ils font une bêtise. Très

vite ils ont compris que je les sanctionnais ainsi. Leurs tenues sont encore très disparates.

Ils se déplacent debout même s’il leur arrive encore de courir à quatre pattes pendant les jeux.

Je sais que je parviendrai à les éduquer. Chaque soir je note leurs progrès. Depuis notre

arrivée ici ils sont devenus des êtres humains. J’aimerais tant que Marc accepte de m’aider !

Je ne lui dis même plus ce que je fais. Depuis la nuit qu’il a passée dehors j’ai décidé de

changer de chambre. Il ne m’a fait aucune remarque. Comme je partage le repas des enfants pour

continuer à les aider, nous nous voyons de moins en moins.

Les enfants ont compris qu’un autre monde existe. Ils passent de plus en plus de temps au

portail. Il est pourtant fait de deux grands vantaux métalliques ne permettant pas de voir

l’extérieur. On entend les voix des gardiens et les véhicules qui passent sur la route.

Marc les observe depuis le balcon. Il me dit : « tu vois, ils ont déjà découvert l’attente et

l’envie. Avec un peu de patience ils découvriront le malheur. » Il ne voit pas que je pleure

mais je lui en veux de ne pas m’aider.

Les enfants connaîtront des difficultés et des souffrances qu’ils auraient évitées en demeurant

dans l’île, mais que de moments heureux n’auront-ils pas ? Vivre n’est pas rester dans un coin.

Ma propre vie près de Pierre n’était ni riche ni ouverte même si elle m’a amené des moments

heureux. Mais nous étions des adultes. Si nous avions eu des enfants, ils auraient amené des

inquiétudes mais aussi beaucoup de joies. Je me souviens des vieux en état végétatif de mes

stages hospitaliers. Ils étaient hors la vie. La sanction que la société impose à ceux qui

commettent des fautes reste bien la mise à l’écart. Ce que les enfants supportaient sur l’île

était pire que la prison. Une vie ouverte sur le monde leur est due. J’y consacrerai ma vie.

Marc vient me rejoindre pour s’excuser de la dureté de sa remarque. Je pleure dans ses bras. Je

lui dis toutes mes pensées et tous mes souhaits. Je ne sais s’il est convaincu mais il promet

de m’aider en disant : « j’ai fait un jour le serment de soigner les corps, mais aussi les

esprits. »

 

 


Je suis heureuse. Avec ses connaissances nous gagnerons du temps dans l’éveil de

l’intelligence des petits. Ils circulent librement dans toute la maison. Je ne sais pas si

ce sont les vêtements ou l’intérêt accru de leur vie, mais ils montrent beaucoup moins

d’intérêt pour les activités sexuelles. Seule Véla poursuit encore les garçons. Le plus

souvent c’est Tanco qui doit répondre aux sollicitations. Je n’interviens pas. Je dois

comprendre ce qui la conduit à un tel comportement. Nous devons mieux nous communiquer

pour que je lui explique ce qu’est l’amour. Je ne pense pas les amener à ne plus avoir ces

relations sexuelles qui les rapprochent depuis si longtemps. Peut-être parviendrai-je à

les faire vivre en couple. Marc m’a prêté un livre qui montre combien les couples sont une

apparition récente, et pour une partie seulement de l’humanité. La polygamie et la

polyandrie sont encore très présentes dans bien des civilisations. Je me sens parfois

tellement inculte et tellement enfermée dans les schémas de mon petit monde. Comment

éduquer sans appliquer ce qu’on a appris soi-même ?

Marc m’aide pour l’apprentissage du langage. Nous dialoguons devant eux puis nous essayons

de leur faire répéter ce que nous avons dit. Nous utilisons aussi le magnétophone et le

magnétoscope. Les récompenses du début ne sont plus nécessaires. Ils semblent satisfaits

de découvrir de nouveaux mots comme de nouvelles activités. Il ne faut pas que les

activités dépassent dix minutes ou un quart d’heure sinon ils nous abandonnent pour jouer

avec les moutons ou les chiens. Balou et Noli sont les plus assidus. Ils dessinent,

peignent et cousent pendant de longs moments. Noli est d’une adresse surprenante. Tout

l’intéresse. Marc enseigne des jeux de ballon. Ils se servent des pieds et des mains pour

recevoir comme pour lancer. Ils connaissent de plus en plus de mots correspondant à des

objets. Ils parviennent à associer leur nom à celui de l’objet qu’ils utilisent ou qu’ils

souhaitent obtenir. Ils commencent même à utiliser un verbe correspondant à une action qui

les intéresse comme : « Balou manger » ou « Véla nager ». ils ne parviennent toujours pas

à composer des phrases, même simples. Ils acceptent de les répéter après nous, mais ils ne

semblent pas comprendre les ensembles de mots.

9.1 Véla a disparu.

 


Véla n’est pas là au moment où nous nous retrouvons pour le repas. Tanco me conduit près

du mur. Une grosse branche est dressée, atteignant le sommet du mur. Elle a dû grimper là.

Nous enfermons les enfants dans leur appartement et partons en voiture avec deux chiens.

Marc mène les chiens près du mur, là où Véla est sortie. Les chiens semblent suivre une

piste. J’avance lentement au volant de la voiture. Nous arrivons près d’un village après

une vingtaine de minutes. Véla est au milieu d’un groupe d’enfants. Marc doit l’entraîner

de force jusqu’à la voiture. Elle refuse de monter. Je dois aider Marc. Nous entrons dans

le parc avec le véhicule. Je libère les enfants qui se précipitent vers cette chose

inconnue. Balou dit : « voiture » et les deux autres répètent : « voiture ». C’est la

première fois que je les entends nommer un élément vu seulement à la télé. Marc examine

Véla qui ne semble pas avoir subi de sévices particuliers. Elle paraît tranquille. Les

autres ne lui accordent aucun intérêt spécial quand nous déjeunons avec beaucoup de

retard. Son escapade semble irréelle. Je ne m’attendais pas à ce que l’un d’eux

s’échappe, surtout pas Véla qui a toujours l’air heureuse.

Marc est allé filmer l’itinéraire qu »elle a suivi, ainsi que le village et des enfants.

Lorsque nous les avons projetées, Véla ne cessait de répéter : « Véla. Enfants. Véla.

Enfants. » Elle passait par des moments de grande excitation et de profonde tristesse.

Nous décidons de les conduire au village. Ils n’hésitent pas à entrer dans la voiture dont

marc verrouille les portes. Dès le portail franchi ils s’agitent et crient. Marc arrête le

véhicule sur la place où des enfants jouent. Ils viennent nous entourer et tendent leurs

mains par les vitres baissées, sans doute pour recevoir quelques pièces. Marc en jette

quelques-unes. C’est aussitôt la ruée. Nos quatre petits regardent, soudain silencieux.

Quand la voiture repart ils restent tournés vers l’arrière. Le retour se fait dans le plus

grand calme. Tous semblent très émus par cette découverte du monde. Même l’accueil des

chiens ne fait pas sourire leurs jeunes maîtres. Une nouvelle projection du film sur le

village passionne les enfants. « Enfants ! » dit Balou suivi par les trois autres qui

répètent « enfants ». Au fil des projections ils s’animent et viennent devant l’écran pour

montrer un enfant ou une maison. Chacun s’intéresse à une image particulière et tente de

faire partager son émotion. Nous avons sans doute trouvé là un bon moyen pour les conduire

à s’exprimer.

Nous avons décidé de les conduire chaque jour dans un lieu différent. Demain nous irons à

la plage.

Marc semble aller mieux. Je ne le vois plus boire. Il m’entraîne chaque jour pour une

promenade autour du parc, mi-marche, mi-course. Les enfants nous accompagnent mais ils

sont beaucoup plus rapides que nous. J’insiste pour qu’ils restent debout. Ils comprennent

le mot mais ils ont bien du mal à ne pas se mettre à quatre pattes lorsqu’ils jouent

ensemble.

Tous quatre retrouvent la mer avec joie. Dès que j’ouvre une portière, ils bondissent et

courent vers les vagues. Ils plongent sans même ôter leurs vêtements. Ils partent au large

sans aucune notion du risque. J’ai beau les appeler ils ne s’intéressent pas à moi. Marc

me rassure en rappelant tout le temps qu’ils passent à nager depuis leur enfance. Les

grillages les empêchaient de s’éloigner mais ils pouvaient rester plus d’une heure sans

prendre pied. Ils disparaissent parfois pour chercher des coquillages. Je dis à Marc qu’il

nous faudra une maison au bord de la mer quand nous serons de retour en France.

Lorsqu’ils nous rejoignent enfin ils se déshabillent. Je parviens à faire enfiler un

maillot de bain à Noli, Tanco et Balou. Véla enlève le sien dès que je lui mets. Elle veut

peut-être retrouver les sensations anciennes. Je ne peux l’empêcher d’entraîner Balou dans

une rapide étreinte. Elle est vraiment très belle. Je ne sais pas où les monstres qui ont

mis en place l’expérience de l’île ont pris les enfants. Dans quels pays a-t-il été

possible de voler dix-huit enfants sans que la police ne soit informée ? Les parents de

Véla étaient de type européen. Marc me dit qu’il n’a jamais cherché à savoir d’où ils

venaient. Il pense qu’ils ont dû être retirés de camps à l’occasion de guerres ou alors

d’orphelinats comme il en existe tant dans les pays bouleversés par les affrontements

ethniques et politiques. Nous avons un peu de mal à faire monté les enfants dans le

véhicule. Alors que je cherche à les attirer avec des friandises, c’est Marc qui emploie

les mots magiques : « village. Enfants. » Ils retrouvent le même silence qu’hier en

traversant le village. Tout ce qu’ils voient les passionne. La télévision perd sa magie

maintenant qu’ils ont découvert le monde. Ils sont capables d’abandonner la salle en

laissant la télévision déverser ses images.

 

 

 


Le vocabulaire des enfants s’enrichit de plus en plus. Ils dessinent des objets qu’ils nomment,

et, parfois, ils écrivent le nom au dessous du dessin. Ils aiment les jeux permettant

d’associer des noms découpés aux objets correspondants. Ils ne parviennent toujours pas à

composer des phrases. Ils emploient des verbes comme manger, boire, courir, nager…tous ayant

une relation avec les activités qu’ils aiment pratiquer. Ils ne dépassent pas : « mouton

dormir » ou « Véla boire ». Je ne parviens pas à introduire les pronoms ou les adjectifs. Ils

peuvent les lire mais ne semblent pas les comprendre. Si je dessine un petit carré à côté d’un

grand, ils perdent le sens de « carré »pour le remplacer par « petit » ou « grand » sans

admettre : « petit carré ». Je suis parfois découragée. Marc me propose alors de nouveaux

exercices. Il semble trouver de l’intérêt à ces apprentissages. Son esprit scientifique a

retrouvé là une expérimentation nouvelle.


Deux représentants de la société responsable de l’expérience sont venus « inspecter »les

enfants. Nos petits n’ont même pas été surpris en voyant les visiteurs. Ils les ont regardés,

puis ils ont assisté à notre conversation. Je les ai rappelés plusieurs fois à l’ordre quand

ils commençaient à les toucher. Tout s’est bien passé. Les deux hommes, âgés d’une cinquantaine

d’années, ont été stupéfaits des progrès réalisés. Ils voulaient vérifier la véracité des

comptes-rendus de Marc. Ils nous ont appris que l’île avait été vendue à un américain. Ils ont

refusé de répondre à mes questions sur l’origine des enfants. L’un d’eux s’est même fait

menaçant : « si vous voulez poursuivre leur rééducation vous avez intérêt à ne pas chercher à

en savoir plus. Certains sont opposés à ce que vous faites.’ » L’autre, qui paraissait son

supérieur, a précisé : « les enfants seront pris en charge jusqu’à la fin de leur vie. La

discrétion s’impose à chacun dans l’intérêt de tous. La moindre publicité mettrait en péril la

suite de leur éducation… sans doute même leur vie et la vôtre. »

Ils ont tenté de nous convaincre que les expériences faites sur l’île ont modifié l’utilisation

de la télévision pour les enfants et même pour les adultes dans le monde entier. Elles auraient

apporté de nombreux arguments en faveur de l’utilisation des images dans l’éducation. Je n’ai

pu m’empêcher de faire remarquer que ces conquêtes, si conquêtes il y a eu, étaient

responsables de mauvais traitements à enfants et de la mort de quatorze d’entre eux comme de

celle de plusieurs adultes. Le chef a osé répondre : « savez-vous combien d’enfants sont abusés

sexuellement, torturés, condamnés au travail dès l’âge de trois ans, ou enfants soldats partout

dans le monde ? » J’ai alors quitté la salle en emmenant les enfants.

Deux agneaux viennent de naître. Quel événement ! J’ai expliqué d’où ils venaient. Comme

d’autres brebis sont prêtes à mettre bas j’ai fait toucher leur ventre aux enfants. Ils

prenaient ça pour un nouveau jeu plus que pour une séquence d’apprentissage. J’ai bien tenté de

développer le processus de la conception en parlant du père et… ils m’ont laissé à mes

explications pour partir jouer. Ils ont pourtant vu le bélier saillir les brebis, mais de là à

comprendre la transmission de la vie… je les trouve peu curieux. Ils se contentent de ce qu'ils

voient. Sont-ils trop âgés pour acquérir des notions complexes ? Suis-je trop impatiente ? Je

pense que je dois développer mes compétences pour cet enseignement hors du commun. Marc pense

qu’un certain nombre d’acquisitions ne pourront se faire parce que leur cerveau n’a pas été

sollicité suffisamment au meilleur âge. Certaines aptitudes physiques comme intellectuelles ne

pourraient être développées tardivement. Ils apprennent beaucoup. Je reste persuadée que les

mises en ordre et les éléments complexes viendront par la suite. Quoi qu’il en soit nous devons

continuer.

J’ai préparé deux chambres près de la nôtre. Je voudrais les amener à vivre en couple. J’ai

apposé des étiquettes sur les portes indiquant « Noli –Balou » pour l’une et « Véla-Tanco »

pour l’autre. Après avoir vu où Marc et moi dormions ils ont accepté de regagner leurs

chambres. Je leur montre des films présentant des familles. Nous vérifions de plus en plus

qu’il y a deux sortes de films pour eux. Ceux qui traitent de sujets connus comme la mer, le

village, les chiens, les enfants les passionnent. Ils les commentent. Ils se déplacent pour

montrer des points particuliers sur l’écran. Pour les autres, ils retrouvent la fixité de leur

regard de l’île. C’est comme si ce qu’ils voyaient glissait sur eux. Il semble qu’ils ont

besoin de repère déjà vécus pour tirer profit d’un programme. C’est comme si tout ce qui se

passe hors de leur vécu ne leur apportait rien. Ils quittent de plus en plus fréquemment la

pièce à l’occasion de sujets éloignés de leur réalité.

Plus ils découvrent le monde extérieur et plus ils se rapprochent de nous. Ils respectent de

mieux en mieux les interdits. Nous ne les punissons jamais. Nous nous contentons de les

gronder et de leur dire le chagrin qu’ils nous occasionnent et les dangers qu’ils courent. Marc

dit que nous les « domestiquons ». Je n’aime pas ce mot. Ils nous considèrent comme des êtres

différents d’eux et en qui ils ont confiance. Ils recherchent aide et protection auprès de nous.


Nous allons en ville. Je n’en avais pas vu depuis mon départ de France. C’est une grande ville

avec des quartiers très divers. De belles maisons bordent les larges avenues sur lesquelles

s’ouvrent de vastes magasins vastes et bien approvisionnés. Très vite on entre dans des rues

étroites enserrées entre les immeubles tristes dominant de petites échoppes sombres. Des

enfants sales et dépenaillés errent un peu partout. Cette misère voisinant le luxe me

scandalise. Pourquoi ces pauvres ne se révoltent-ils pas ? Comment peut-on vivre heureux en

côtoyant une telle pauvreté ?

Nos quatre enfants veulent tout voir. Nous circulons pendant plus d’une heure de rue en rue.

Lorsque nous longeons une école ils crient et tentent de sortir. Ils ont appris de nouveaux

mots. Comme nous en avons pris l’habitude, je filme pendant que Marc conduit. Nous allons

pouvoir les aider à mémoriser les images et identifier de nouveaux mots.

Nous décidons de revenir régulièrement en ville. Nous emmènerons un seul enfant pour pouvoir

marcher parmi les gens. Maria gardera les autres enfermés dans la maison. Je suis tellement

inquiète à l’idée que nous pourrions avoir un accident. Que deviendraient les trois petits

restés à la maison ? Marc ne me rassure pas en disant que tous les parents ont les mêmes

angoisses en quittant leurs enfants.

 

 

 

C’est Balou qui nous accompagne pour cette première sortie dans le monde. Une fois la voiture

garée, nous lui prenons chacun un bras et parcourons la ville. Il ne cherche pas à nous

quitter. Dès qu’une voiture ou un camion passe près de nous, Balou serre nos mains. Il dévisage

les gens, hume les odeurs, tente de toucher ce qui est présenté aux étalages. Nous croisons un

groupe d’enfants à qui il dit : « enfants. Balou. » Il nous entraîne derrière eux qui ne le

remarquent pas. Lorsqu’ils entrent dans une cour, Balou reste longtemps immobile.

Á son retour il raconte sa visite avec beaucoup de gestes. Même pour nous ses explications sont

incompréhensibles, les trois autres se désintéressent rapidement de lui, même si Noli prolonge

l’entretien par des caresses de plus en plus intimes. C’est comme si elle manifestait ainsi sa

joie de le retrouver.

Depuis que nous prenons nos repas en commun dans la salle à manger ils apprennent à se tenir à

peu près correctement. Ils comprennent de mieux en mieux que nous attendons d’eux des

comportements particuliers. Il ne faut bien sûr pas que le repas se prolonge sinon ils

s’agitent et ne tardent pas à s’éloigner. Ils aiment venir dans la cuisine et manger

directement dans les marmites et les casseroles. Ils ont appris la prudence après quelques

brûlures dues à leur gourmandise. J’essaie de les intéresser à la préparation des repas, mais,

là comme ailleurs, leur attention est de courte durée. Noli est la plus adroite. C’est la seule

qui persiste dans cet apprentissage.

Peu à peu, les enfants se comportent comme des êtres humains. Souvent, lorsque l’un d’eux

réussit un apprentissage, les autres le suivent. En consultant mes notes je mesure leurs

progrès. Marc admet cette évolution et me propose de nombreuses expériences nouvelles. Leur

vocabulaire s’enrichit pour ce qui concerne la vie ordinaire. Ils parviennent à écrire et

tricoter, à dessiner et modeler. Ils progressent beaucoup moins dans la communication, que ce

soit entre eux ou avec nous. Ils manquent de curiosité et semblent ne pas avoir de logique. Ils

ne parviennent pas à comprendre ce qui est abstrait. Il est vrai que j’ai beaucoup de mal à

inventer des exercices de réflexion.

Je doute parfois de pouvoir les conduire à autre chose que des « singes parlants » comme disait

Marc. Je suis heureuse qu’il ait surmonté sa dépression. Nous retrouvons nos calmes

conversations. Il semble apprécier le rythme de sa nouvelle vie. Il dit souvent : « il suffit

d’accepter de vieillir. Nombreux sont les hommes de mon âge qui jouissent d’une paisible

retraite entre leur jardin et leur télévision. » Je regrette un peu l’homme actif et brillant

du temps de l’île. Les enfants m’occupent beaucoup.

Nous emmenons Véla en ville. Tout l’étonne et la ravit. Elle sourit aux gens. Elle leur parle.

Elle les appelle lorsqu’ils ne s’arrêtent pas. Nous la ramenons de temps en temps à la voiture

pour qu’elle se calme. Certains hommes qu’elle interpelle manifestent un certain étonnement et

un peu trop d’intérêt pour cette belle jeune fille qui les provoque. Contrairement à Balou,

elle ne raconte pas sa sortie. Elle se contente d’entraîner Tanco vers la salle de jeux, sans

doute pour satisfaire ses pulsions toujours si pressantes.

Aujourd’hui nous emmenons Noli. C’est un vrai plaisir de se promener avec elle. Elle reste

parfaitement calme. Elle s’anime devant la cour de récréation d’une école où elle participe aux

jeux de la voix. Elle reconnaît dans un magasin la plupart des produits que nous utilisons

habituellement. Elle est ravie de placer dans le caddie ce que nous lui indiquons. Elle observe

avec attention le passage à la caisse et le transfert de nos achats sur le tapis roulant comme

leur retour dans le caddie et la voiture. Elle veut raconter sa visite du magasin et des jeux

des enfants, mais Balou est le seul à l’écouter quelques instants. Ils sont très égocentriques.

Ce que vivent les autres ne les intéresse pas. Peut-être ne comprennent-il pas que le récit

correspond à un moment vécu. Nous décidons d’emporter la caméra pour la sortie de Tanco. Comme

il est calme, Marc le promène alors que je les suis en les filmant. Rien ne semble le

passionner. Il accompagne marc sans manifester un intérêt particulier. Il regarde mais ne tente

pas d’aller voir de plus prêt ni même de s’arrêter. La cour de l’école l’immobilise pourtant.

Marc a appris que ce pensionnat accueille les enfants toute l’année.

 

Lors de la projection du film de Tanco, les quatre enfants participent totalement. Ils

s’exclament, se déplacent, viennent parfois se coller à l’écran. Malgré nos questions, malgré

les retours en arrière et les arrêts sur image, nous ne parvenons pas à les faire dialoguer.

Chacun ne communique qu’avec l’écran. Comment les amener à échanger ce qu’ils voient et

pensent ? Leurs années d’enfermement en ont-elles fait des autistes ?

Véla joue moins. Nous la trouvons souvent assise près du portail, les yeux dans le vague. Même

son activité sexuelle se ralentit. Elle paraît moins heureuse.

 

 

9.2 Tanco est mort.


Ce matin Tanco ne vient pas déjeuner. Marc le trouve dans sa chambre. Il est mort depuis

plusieurs heures, sans doute d’un arrêt cardiaque. Véla qui partage sa chambre n’avait

manifesté aucune émotion. Nous décidons de montrer le corps à Balou et Noli. Ils

l’observent, le touchent et partent aussitôt. Ils ne comprennent sans doute pas ce qu’est

la mort. Aucun des trois n’a l’air attristé. Un gardien a confectionné une caisse dans

laquelle nous plaçons le corps du pauvre petit. Tous trois nous accompagnent lorsque nous

enterrons Tanco dans le parc, comme s’il s’agissait d’un jeu. Je m’inquiète des suites de

ce décès qui sera peut-être communiqué à l’administration. Marc affirme que personne ne se

mêlera de nos affaires : nous sommes protégés par l’argent versé aux responsables locaux.

Nous avons longuement parlé de ce décès avec Marc. Il a beau dire que c’était

imprévisible, j’aimerais qu’il fasse subir un examen complet à chacun des enfants. Il me

promet de prendre contact avec ses confrères de l’hôpital pour des radios et des analyses

sanguines. Les années vécues sur l’île peuvent avoir des conséquences graves sur leur

santé. Ils ont été bien nourris, mais les carences éducatives produisent parfois des

effets redoutables.

Comment permettre un équilibre durable entre les trois survivants. Je dois veiller sur eux

avec encore plus d’attention et d’amour. Et s’ils souffraient d’une maladie contagieuse

que Marc n’aurait pas diagnostiquée ? Que deviendrais-je s’ils disparaissaient tous ? Je


ne suis pas sûre de vouloir continuer à vivre sans eux. Ils sont pour moi la chance que je

n’espérais plus : j’ai des enfants. Ils donnent un sens à ma vie. Marc a connu la

paternité. Il est même grand-père depuis peu.

J’ai du mal à dormir. Je vais voir plusieurs fois les trois enfants au cours de la nuit.

Véla a quitté sa chambre pour rejoindre Balou et Noli. Ils ne connaissent pas la solitude.

Ils ont besoin d’être ensemble.

 

9.3 La disparition de Véla.

Les portes de la maison sont fermées par un verrou qu’il est facile de tirer. Marc vient

me réveiller en me disant que Véla a disparu. La porte était ouverte. Comme les chiens

connaissent les enfants ils n’ont pas aboyé en voyant apparaître la jeune fille. Aucun

signe d’escalade ne reste sur le mur. Marc pense qu’elle a simplement escaladé le portail.

Un chien a suivi la trace correspondant au vêtement de Véla jusqu’à la route, puis en

direction du village. Marc est parti avec Fernando, le mari de Maria. Nous avons poursuivi

les activités habituelles du matin avec Noli et Balou. Après les jeux en plein air, ils

ont lu et dessiné. Ils sont plus attentifs que d’ordinaire. Ils ne se quittent pas un

instant.

Marc est rentré à midi. Il n’a obtenu aucune nouvelle. Les policiers ont enregistré la

disparition en affirmant lancer d’importantes recherches. Fernando a parcouru sans succès

les bars et autres commerces muni d’une photo de Véla.

Deux enfants ! Il reste seulement deux enfants sur les dix-huit de l’île. Marc rentre

d’une éprouvante après-midi de recherche en ville. Dans ce pays où de nombreux enfants

errent depuis le plus jeune âge dans les rues, il a eu beaucoup de mal à intéresser les

gens à ses recherches. La promesse d’une importante récompense a paru en intéresser

certains. Les plus attrayants des jeunes de la rue sont emmenés vers d’autres villes et

parfois enfermés dans des maisons. Le responsable de la police est persuadé que c’est ce

qui est arrivé à Véla. Comment pourrait-elle supporter d’être livrée aux fantasmes

d’hommes brutaux et sans morale ? Elle est incapable de se défendre. J’ai souvent pensé au

sort réservé à ces pauvres femmes traitées comme des objets. Il m’est arrivé d’entendre

des notables racontant leur passage dans ces maisons comme des moments agréables. Ils

pouvaient ensuite retrouver leur épouse et leurs enfants sans aucun remords. Comme si

l’esclavage sexuel était banal au prétexte qu’il a toujours été imposé par les diverses

sociétés humaines. La mort de Tanco m’a affectée, mais c’est pire encore d’imaginer Véla

livrée à la prostitution. J’aurais dû mieux veiller sur elle après sa première fugue. Des

verrous à clé ferment maintenant toutes les portes. Si seulement nous les avions fait

installer plu tôt !

Je ne parviens pas à dormir. Marc me donne un calmant.

C’est Noli qui me réveille. Elle est assise sur mon lit et répète : « manger. » La vie

continue. Nous passons une journée heureuse et tranquille. Marc ne rentre que le soir. Il

n’a obtenu aucune nouvelle. Il est déçu du peu d’intérêt que les policiers accordent à la

recherche de Véla. Il ne me le dit pas, mais je comprends qu’il n’a plus d’espoir de la

retrouver. Je ne peux chasser de mon esprit l’image de cette adolescente souillée par des

brutes.

 

Marc m’a dit son envie de rentrer en France. Je ne veux pas abandonner Véla mais il faut

sauver Noli et Balou. Dans ce pays les risques sont trop grands. Nous pourrions trouver un

endroit tranquille, une île peut-être. Marc part demain. Il veut convaincre les

responsables de l’expérience de nous laisser les enfants. Il pense obtenir des papiers en

règle pour officialiser notre mariage et l’adoption de Balou et Noli. Personne n’aura plus

rien à craindre puisque nous deviendrons les complices des monstres initiateurs de ce

projet.

Nous restons tous les trois. Marc ne semble pas leur manquer plus que Tanco ni Véla. Il

arrive que l’un ou l’autre appelle l’un des absents, mais, très vite, les activités

reprennent. Nous nageons. Nous jouons. Ils sont de plus en plus attentifs. Ils m’aident

pour la cuisine et le ménage. Comme ils n’aiment pas se retrouver seuls, il suffit que

l’un des deux s’intéresse à ce que je fais pour que l’autre reste avec nous. Leur

attention se perd rapidement, les conduisant à passer trop vite d’une activité à une

autre. L’essentiel de ma réflexion porte sur la façon de les motiver. Dès qu’ils trouvent

un intérêt à ce que je propose ils s’y consacrent pleinement. Je suppose qu’il en va de

même pour tous les enseignants qui doivent développer de grandes capacités d’imagination

pour intéresser leurs élèves.

Noli et Balou savent utiliser les télécommandes de la télévision comme du magnétoscope.

Ils ont appris à se filmer. En les voyant, on pourrait croire qu’ils ont eu une éducation

ordinaire. Ils ne parviennent toujours pas à échanger des idées. Ils ne dépassent toujours

pas les associations simples de mots correspondant à une envie simple. Ils ne parlent

pratiquement pas entre eux. Ils se comprennent comme on dit que le font des jumeaux : par

des expressions, des attitudes ou des gestes. Je ne parviens pas à leur faire franchir la

barrière qui nous empêche d’échanger des idées comme de dire nos sentiments. Le temps

suffira-t-il ?

J’utilise les films où l’on voit Véla et Tanco pour les amener à exprimer des émotions.

Ils les appellent et les cherchent du regard. Même lorsque je les conduis à la tombe de

Tanco ils ne manifestent rien. Il ne semble pas y avoir de lien pour eux entre leur ami et

ce petit monticule de terre.

Sont-ils trop âgés pour comprendre que le rire exprime la joie et les larmes la

tristesse ? Comment les amener à recouvrir la disparition de leurs amis du mot douleur

qu’ils emploient lorsqu’ils se cognent ou se piquent ? Nous continuons à apprendre des

mots, des jeux, des activités manuelles. J’espère que leur cerveau se développe au rythme

où je vois leur corps évoluer grâce aux activités physiques. Ont-ils besoin de partenaires

de leur âge pour communiquer ?

Les journées s’écoulent éclairées par le rire de mes deux enfants. Malgré la disparition

de Véla et la mort de Tanco nous sommes heureux.

Marc est parti depuis neuf jours. Il ne va pas tarder à revenir.

Nous écoutons de la musique. Nous jouons dans le parc avec les chiens et les agneaux. Moi

qui étais une piètre nageuse je fais d’énormes progrès avec eux. Nous ne nous quittons que

le soir pour aller dormir. J’ai retrouvé le sommeil, même s’il m’arrive encore de faire

des cauchemars dans lesquels je vois Véla livrée à des monstres. Balou et Noli acceptent

que je m’isole un moment dans le bureau mais ils viennent fréquemment vérifier ma

présence. Ils ne supportent pas d’être séparés. J’ai dû me fâcher pour les obliger à

fermer les toilettes. Celui qui attend ne quitte pas la porte des yeux jusqu’au retour de

son…frère… ? L’histoire du frère et de la sœur sera difficile à faire admettre à ceux qui

découvriraient leur attachement incestueux. Il est vrai qu’on peut facilement comprendre

qu’une noire et un asiatique ne sont pas frère et sœur de sang. Rien ne vient les

distraire l’un de l’autre. Même s’ils ne savent pas formuler leur peine de ne plus voir

Anton, Mouna, Tanco et Véla, leur attachement fusionnel exprime bien la peur de perdre

leur dernier compagnon.

Marc est là. Il a trouvé un refuge. Il a rencontré plusieurs fois les deux hommes qui sont

venus nous voir. Le changement de climat leur a paru dangereux pour la santé des enfants.

Ils ont choisi la Réunion qui apporte toutes les garanties de sécurité tout en conservant

un climat tropical. Marc est allé acheter une maison dont le jardin se termine sur la

plage. Tout est prêt pour notre installation. Il a expliqué aux enfants que la maison

présentée sur le film serait la nôtre. Je ne suis pas certaine qu’ils aient compris cette

projection dans l’avenir. L’endroit semble merveilleux. La société responsable du projet

assume ses responsabilités. Il est vrai que le budget actuel est bien inférieur à celui

que nécessitait l’installation dans l’île. Ces gens sont vraiment puissants : Marc a

rapporté un livret de famille sur lequel Balou et Noli figurent comme nos enfants, de

jeunes vietnamiens que nous aurions adoptés. Nous nous serions mariés ici.

Marc est vraiment un homme exceptionnel. J’ai honte quand je pense que j’ai pu douter de

lui alors qu’il était en difficulté.

Je suis heureuse.


Je fais nos bagages avec un réel bonheur. Je me retrouve encore à parcourir le monde, moi qui

avais eu une vie tellement calme de sédentaire. J’ai honte d’abandonner Véla, mais nous avons

perdu tout espoir de la sauver.

A l’arrivée de Marc les enfants se sont précipités vers lui. Ils l’ont touché, l’ont flairé, en

répétant : « Marc. Marc. » Ils allaient joyeusement de lui à moi, en sautant et courant.

L’avaient-ils cru disparu lui aussi ? Nous avons été bouleversé par cette manifestation

d’affection. Ils nous aiment ! Je suis certaine que nous sommes en train de réussir leur

éducation.

Nous projetons plusieurs fois le film de notre nouvelle maison en insistant sur le fait que

c’est la maison de Balou, Noli, Marc et annie. Quand ils la découvriront le lien s’établira

sans doute. Nous devons trouver des idées pour introduire le passé comme l’avenir.

Ce matin je pars de la maison avant le réveil de Balou et Noli. Fernando m’accompagne en ville.

Je n’ai jamais quitté les enfants. Marc va les observer et noter leur comportement. La journée

me paraît longue même si je trouve là l’occasion de réfléchir avec un peu de recul à tout ce

qui m’arrive. J’ai eu assez de temps à consacrer à la réflexion depuis ma jeunesse pour ne pas

souhaiter laisser la vie mouvementée qui est la mienne. Je me sens utile alors que je n’avais à

penser qu’à moi. J’ai bien du mal à patienter jusqu’à la fin d’après-midi pour rentrer.

Quelle joie !

Noli et Balou bondissent sur moi en pleurant et en riant. Ils m’embrassent et crient : « Annie.

Annie. » Je ne peux les quitter un seul instant. Nous regardons le film que Marc a réalisé

depuis leur réveil. Ils ne cessent de parler en regardant les images et en se serrant contre

moi. Je les vois me chercher à la cuisine et dans le parc. Ils interrogent Marc : « Annie ?

Où ? » Je l’entends répondre : elle va revenir. Elle est partie se promener. » Noli pleure en

disant : « moi aussi promener. » Balou renchérit : « moi aussi, avec Annie. » Ils ont passé la

plus grande partie du temps assis l’un contre l’autre devant le portail. J’ai même vu leurs

larmes couler. Ni les chiens ni les moutons n’ont réussi à les distraire. Ils n’ont accepté de

manger que devant le portail.

Ils me disent : « Annie partie » en mimant leur tristesse.

Ils ressentent donc des émotions et sont capables de communiquer leur tristesse.

Oh ! Comme je les aime ! Ce sont vraiment mes petits. Tout autant que si je les avais mis au

monde. Nous en faisons des enfants. Nous les éduquerons encore, même s’il ne nous sera jamais

possible d’en faire des petits parisiens. Ils sont capables d’apprendre encore beaucoup.

Qu’importe les différences qu’ils garderont.

Grâce à eux ma vie a un sens. Je leur serai toujours utile. Ils me seront toujours

indispensables. Je n’agirai plus pour moi seule, mais pour eux, pour Marc, pour nous.

J’ai passé vingt ans à souhaiter mettre au monde un enfant alors que Marc a connu le bonheur

d’être père. Il n’a pas les mêmes attentes que moi. Il a déjà vécu tout ce que je découvre. Mes

attentes et mon enthousiasme ne sont donc pas les siens.


Peut-être publierai-je un jour ce récit pour donner de l’espoir à ceux qui élèvent des enfants

différents. Je voudrais tant convaincre ceux qui n’aiment pas leur enfant qu’il n’existe rien

de plus important au monde que leur éducation et leur bonheur. Que peuvent valoir des succès

professionnels, de l’argent ou des médailles face à l’épanouissement de ses enfants ? Les

sociétés civilisées devraient valoriser cette mission bien avant la production et le profit.

Marc semble fatigué. Ces voyages l’ont épuisé. Á l’occasion de son passage en France il a revu

son fils, marié, père d’un bébé. Au cours des vingt quatre heures que Marc a passées chez eux,

son fils a été très peu présent. Il est très occupé par son cabinet immobilier, apparemment

très prospère. La froideur de sa fille l’a encore plus affecté. Elle est professeur de lettres

dans un lycée, mariée avec un enseignant. Leur complicité passée a disparu. Ses années

d’absence ont été ressenties comme un abandon malgré l’important soutien financier qu’il lui a

apporté. C’est à nous, sa nouvelle famille, de lui donner une nouvelle raison de vivre.

Pour éviter les complications d’un voyage aérien avec escale, nous rejoindrons la Réunion par

bateau. Le yacht qui m’a conduit sur l’île nous mènera chez nous


Nous venons d’embarquer. Ce yacht est utilisé pour offrir des croisières aux dirigeants des

sociétés et leurs principaux clients. Le luxe qui m’avait surprise lors de ma première

traversée m’étonne encore. Les enfants nous suivent sans crainte apparente. Nous emmenons deux

jeunes chiens, vite adoptés par l’équipage. Balou est très intéressé par les manœuvres, surtout

quand nous sommes sous voile. Noli, plus craintive, reste à mes côtés. Nous consacrons de plus

en plus de temps à l’enseignement de la lecture. Une des serveuses me dit qu’elle était

institutrice avant d’embarquer avec son mari. Sa compétence s’avère très vite précieuse. Non

seulement elle consacre beaucoup de temps aux enfants mais elle m’apporte aussi ses conseils.

J’adopte ses méthodes de travail. Le temps passe très vite. Le vocabulaire de Balou s’étend

considérablement pour tout ce qui concerne la navigation. Tous deux font des efforts pour

communiquer avec l’équipage. La diversité des interlocuteurs les conduit à s’exprimer de mieux

en mieux. Marc et moi veillons en permanence sur les petits. Nous ne les laissons jamais seuls

avec les marins.

Après l’océan Pacifique, nous atteignons l’océan Indien. Il semble que nous ayons eu à

traverser des zones peu sûres. Comment imaginer que des pirates puissent attaquer des bateaux

au XXIe siècle ! Le capitaine nous assure que les cargos eux-mêmes peuvent être abordés et

détournés de leur route. Je me sens peu rassurée par les armes apparues sur le pont pendant

plusieurs jours et nuits.


Le capitaine est un excellent pianiste. Dès le premier jour il a installé les enfants au piano.

Les progrès de Noli le stupéfient. Elle sait déjà lire une partition simple. Son professeur

admire la finesse du doigté de sa jeune élève qui ne se lasse pas de jouer. Elle passe des

heures devant son clavier, répétant les morceaux qui lui sont demandés. Balou accepte parfois

de tapoter en retrouvant d’oreille ce que Noli a joué. Le bain de musique dans lequel ils ont

passé leur enfance semble les avoir imprégnés, rendant cette acquisition étonnamment aisée.

Il m’arrive de penser aux petits des maisons nature et radio. Aurais-je réussi à les

humaniser ? Comment aurions-nous pu veiller sur dix-huit élèves ?

Je n’aurais pas pu donner à chacun autant d’amour et d’affection qu’à ces deux-là.

C’est au petit matin que la Réunion nous apparaît. Ses sommets émergent de l’océan, puis, peu à

peu, la verdoyante côte Est se révèle à nous. Balou et Noli écoutent les explications qui leur

sont données par les membres de l’équipage. Les marins nous ont dit combien il leur était

agréable de partager quelques jours de leur vie avec ces enfants si différents des gosses de

riches dont ils ont habituellement à supporter les caprices.

En contournant l’île par le sud, nous voyons le volcan dont le sommet se perd dans les nuages.

La côte est belle avec ses coulées de lave et ses pointes verdoyantes affrontant les vagues.

Les petits bourgs de Saint-Philippe et Saint-Joseph dépassés, nous admirons la ville de Saint-

Pierre au pied des abrupts contreforts du cirque de Cilaos. Tout le monde est sur le pont. Les

chiens eux-mêmes semblent impatients d’aller à l’abordage de ces terres inconnues. Comme la

poignée de Français débarquant là il n’y a guère plus de trois siècles avec quelques femmes

Malgaches nous allons vers une nouvelle vie. Même si la Réunion n’est plus déserte, menacée

même par la surpopulation, c’est là que nous serons heureux tous les quatre.

Le manque de fond du petit port de Saint-Leu ne permet pas au yacht d’accoster. Le capitaine

fait jeter l’ancre en bordure du lagon et c’est avec le Zodiaque que nous atteignons la plage.

Les deux chiens se lancent dans des courses folles sous les filaos pendant que nous suivons

Marc.

Un mur protège des regards une maison créole posée face à l’océan. Un litchi et un manguier

dominent les bougainvilliers multicolores. Deux bananiers offrent des régimes bien fournis. Un

caféier trône devant le perron. « Nous voilà chez nous » annonce Marc en nous présentant à

Rocaïa, une vieille Indienne qui vivra avec nous.

Balou et Noli rejoignent très vite les chiens. Ils ont, eux aussi, besoin de retrouver le

plaisir de la course. Ils se poursuivent sur le sable et plongent dans l’eau tiède. Ce n’est

qu’après une demi heure de jeu que je parviens à ramener les quatre échappés vers notre maison.

 

Vous pouvez vous procurer ce roman
en m'adressant 12 € (frais d'envoi compris) 8 rue Croumaly 15 000 Aurillac

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