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Serge Mazières nous raconte les trois mois de grève et d'état de siège qui ont eu lieu à Champagnac-les-Mines au seuil de La Belle Epoque en 1895.

L’ancienne Haute-Auvergne portait le nom de son vieux volcan depuis cent ans révolus lorsque le Cantal se réveilla. Des grondements sourds en provenance des galeries souterraines des mines de Champagnac résonnèrent aux alentours. Depuis l’arrivée du chemin de fer, l’activité de la contrée contrastait franchement dans le paysage d’un département demeuré profondément rural. L’exploitation houillère étendue sur plus de 700 hectares, comprenait 4 puits, 5 715 mètres de galeries, 9 machines à vapeur, 4 chevaux. Elle occupait près de 600 mineurs, ce qui plaçait cette exploitation parmi les mille plus grandes entreprises françaises. La moitié d’entre eux était originaire du Cantal ou de la Corrèze voisine, l’autre moitié venait d’autres province., 

Au seuil de La Belle Epoque, alors que des conflits sociaux éclataient un peu partout en France, l’effervescence des « gueules noires » de Champagnac était imminente. Le Cantal, où paradoxalement le fait syndical s’était jusqu’alors à peine dessiné, allait vivre le plus long conflit social de toute son histoire. La grève, entourée par un mouvement de solidarité d’une ampleur exceptionnelle, saluée par Jean Jaurès à la une de « La Dépêche de Toulouse », aiguisera le débat d’idée.

champagnac les mines

« LA FORMULE DU BONHEUR »

Dans une étude sur les caractères industriels du département, Alphonse Aymar trouvait singulier de voir des ouvriers se lancer dans de telles aventures. Les mineurs, selon lui, faisaient l’objet d’une sollicitude éclairée : « De toutes parts on se rue à la conquête de la formule du bonheur alors que les questions sociales n’ont jamais été autant en vogue » affirmait-il, reprochant aux « meneurs irresponsables » de crier sans cesse au malheureux sa misère. Tout en faisant grief à Emile Zola auteur de Germinal de ne pas avoir fait ses études de mœurs en Haute-Auvergne, il n’hésitait pas à citer Sénèque, philosophe latin : « La comparaison, seule, créé le malheureux ». Pour lui, plutôt que d’évoquer le spectacle du capital broyant sur son passage les meilleures volontés, celui qui, sans déchaîner les passions, sans exciter les appétits, ranimerait les courages abattus en montrant les résultats féconds d’un accord entre le capital et le travail remplirait un rôle beaucoup plus méritoire. Il gardait cependant confiance en l’ouvrier auvergnat : « avec son robuste bon sens, avec son intelligence des choses de la vie il saura sans peine écarter le mirage ». En tout état de cause, pour Aymar, si la réalité était trop sombre ou trop douloureuse, les consolantes illusions du rêve n’étaient-elles pas préférables aux fallacieuses promesses ?
Le Progrès du Cantal imaginait quant à lui quel aurait été l’étonnement des révolutionnaires de 1789 si on leur avait dit que, cent ans après sous une République, les Droits de l’Homme seraient à ce point bafoués.
D’autres concevaient bien que les mineurs se résignent facilement au besoin du pain de chaque jour malgré la souffrance ou la mort. C’est ainsi que, M. de Lhermitte, gestionnaire du bureau de bienfaisance de Champagnac, admirait les prolétaires aux sentiments généreux : « Il y a encore du ressort dans ces populations, alors qu’elles sont poussées à la révolte par une bande de misérables sans entrailles et sans foi ».

LE POETE-MINEUR

Lorsque les mineurs de Champagnac trouvèrent la voie de la solidarité et de l’organisation collective, M. de Lhermite dut déchanter. D’autres mineurs du Cantal vivaient eux aussi la révolte, mais dans leur for intérieur, car moins nombreux sur leur exploitation. L’un d’eux, P. Reynal, mineur d’antimoine à Espezolle, près de Massiac, troquera son pic pour une plume, « dérobera quelques heures à son repos quotidien » précisait-il, et, avec des mots poignants, décrira la terrible condition des mineurs pour qui « mourir est encore la moindre des misères ».
Son texte, habilement structuré, débute par sept strophes dont le rythme alerte évoque autant de scènes printanières remplies de ce dont le mineur est le plus frustré chaque jour, toute sa vie : le soleil et le jour. Les flots de lumière à l’aube de mai renaissant où tout éclate de vie lui manquent tant qu’il envie le travailleur des champs et l’invite dans les ténèbres des galeries. Au gré des alexandrins leurs pas alourdis se dirigent vers ce monde souterrain où des hommes demi-nus sont enchaînés à la mine traîtresse.

« A mon camarade Pierre CINIER » 
(…)
Riche en ta pauvreté, paysan, sois heureux.
Le travail au grand air t’a rendu vigoureux ;
Ton visage sans doute est bronzé par le hâle ;
Mais ta respiration large n’est pas un râle ;
Tu n’as pas comme nous le poumon desséché
Et le catarrhe au flanc à jamais accroché ;
Des parfums du printemps sans cesse tu te grises.
Mais que nous font à nous zéphyrs et tièdes brises
A travailler là-bas nous sommes condamnés,
Du monde souterrain nous sommes les damnés
Viens voir, le pic en main ou bien la rivelaine
Lutter, comme un géant en sueur, hors d’haleine
Cet être demi-nu par la houille noirci.
Il va luttant toujours, sans pitié ni souci,
Arrachant le charbon qui là-haut s’amoncelle,
Malgré le filet d’eau qui sur ses reins ruisselle,
Malgré l’éboulement qui menace partout,
Contre le noir filon qui crache le grisou,
Sans penser qu’un seul coup de son pic qui retombe
Peut convertir sur lui la galerie en tombe.
Regarde : celui-là sur des bandes de fer,
Comme un nouveau Sisyphe en ce nouvel enfer,
Roule, le corps en deux, nu-pieds, l’étroite benne
Dans cet obscur boyau que sa lampe avec peine
Eclaire vaguement. L’air chaud brûle le sang
De cet humble martyr, de cet adolescent,
(Ce besogneux vois-tu n’est pas encore un homme)
Dont le travail a fait une bête de somme.
Son père l’an dernier mourut au champ d’honneur
Ici : bon camarade et surtout bon mineur.
L’ingénieur charitable eut pitié de la mère,
Il envoya le fils où succombait le père,
Assurant au logis le pain noir du travail ;
Et l’enfant à deux mains souscrivit un long bail
Qui l’enchaîne à jamais à la mine traîtresse.
Sa mère chaque soir l’attend l’âme en détresse
Et le verra soudain venir mourant, meurtri
Porté sur un brancard comme fut son mari.
Bast ! mourir c’est encor la moindre des misères !
Comme l’aigle affamé qui détient en ses serres
L’agneau qu’il a ravi dans le sein du troupeau,
La Camarde nous tient sa griffe sur la peau ;
De la chair du mineur elle est surtout friande
Et chaque jour quelqu’un de nous lui sert sa viande.
Ecoute : de ce puits une vague clameur
Monte jusques à nous : encore un qui se meurt.
Mais tu pâlis ! Pourquoi ? Ta puissante poitrine
Ne trouve pas ici l’air pur de la colline ?
Dans tes veines ton sang déjà ne coule plus ?
Va, remonte au grand jour, au pays des élus.
De la plaine déjà Juin mûrit l’herbe verte,
Derrière le faucheur court la fameuse alerte
Et bientôt le soleil du brûlant Messidor
Va couronner ton blé de ses longs épis d’or.

2 décembre 1894 P. Reynal.

Le poète-mineur adressera son texte à la presse locale et à son camarade CINIER pour témoigner de la solidarité ouvrière à l’heure où, après les premières tentatives avortées en 1891, les mineurs reconstituaient leur syndicat. Imprégné des fortes émotions poétiques, marqué par la vie tragique des mineurs qui voyaient dès leur quarantième année leurs forces s’amenuiser et seraient bientôt cassés, usés, anéantis, l’éditorialiste du Progrès parlera de ce coin de terre profondément troublé.

L’ESSOR DU SYNDICAT

A la fin de l’année 1894 le secrétaire général de la fédération des mineurs de France, Michel RONDET, viendra animer une conférence sur la place du marché à Champagnac devant 400 mineurs. Plus de la moitié d’entre eux s’inscriront à l’organisation syndicale. Les élections prochaines des membres de la Caisse de secours et de retraite allaient constituer un premier test.
Le délégué CINIER flétrissait la conduite de ceux qui, n’ayant pas compris l’esprit de solidarité, présentaient une liste séparée. La liste syndicale obtiendra une écrasante majorité.
L’avenir des coopératives de boulangerie et d’épicerie, toutes deux « gérées par le capital », préoccupait le syndicat. Il est temps, écrivait « Sans Peur » dans Le Progrès, que cette gestion revienne à ceux qui les alimentent.
Le mineur anonyme rappelait qu’en novembre dernier on avait distribué quelques petits bénéfices par ménage, « une dragée dans la gueule d’un éléphant ». N’aurait-il pas mieux valu acheter deux ou trois balles de farine qui auraient permis sans encombre, en cas de disette ou de grève, de tenir 2 ou 3 mois ? Propos prémonitoire surprenant.
Le syndicat prenait des proportions prodigieuses. Les rares partisans du patronat étaient furieux. Un groupe d’ouvriers dénonçait leur attitude dans la presse locale :
Ils traitent de bande noire tous ceux qui en font partie, comme s’il y avait une quelconque honte à être noir quand on sort de la mine ! N’est-ce pas notre noblesse, à nous mineurs, de travailler pour extraire du sol le précieux produit qui devrait nous procurer l’aisance ? S’ils espèrent par là arrêter l’essor du syndicat, ils se trompent, car nous avons décidé d’aller jusqu’au bout. Un grand mouvement était bien dans les têtes…

« LE PROLETARIAT DU CANTAL A L’ŒIL SUR NOUS »

Le 1er mai 1895 annonçait une mobilisation exceptionnelle sous l’impulsion du délégué CINIER. Le commissaire spécial d’Aurillac relatait son appel paru dans le Rappel social sous le pseudonyme Vindex.
Le travail sera interrompu le 1er mai à Champagnac. Une grande réunion sera organisée au local habituel, scierie Bonnard. Un discours sera prononcé à propos de la Fête des travailleurs, puis un cortège sera formé pour se rendre au village où une manifestation grandiose parcourra les rues. « Les travailleurs célèbreront dignement la fête internationale du prolétariat » concluait le délégué mineur.
L’appel de la chambre syndicale aux mineurs pour qu’ils s’unissent aux prolétaires du monde entier se voulait exemplaire : « … que personne ne manque au rendez-vous en faveur de l’émancipation ouvrière… le prolétariat du Cantal à l’œil sur nous, songeons que nous sommes l’avant garde du parti socialiste et que rang oblige… »
Le sous-préfet de Mauriac s’adressait au préfet du Cantal à propos de la même information, précisant simplement que les ouvriers envisageaient de travailler le dimanche suivant à titre de compensation. Une circulaire confidentielle datée du 24 avril 1895 en provenance du ministère de l’Intérieur invitait le préfet à ne tolérer sous aucun prétexte les manifestations du 1er mai. « Elles seront rigoureusement interdites, qu’il s’agisse de rassemblement dans la rue ou de marche professionnelle, et devront être dispersées ou réprimées ». Le ministre de l’Intérieur LEYGUES en appelait à la vigilance et à l’autorité des préfets pour qu’ils assurent le maintien de l’ordre en accord avec les autorités militaires et judiciaires.
Evoquant une correspondance de La Dépêche de Toulouse, le commissaire spécial d’Aurillac s’adressait au chef de cabinet du préfet. Il soulignait l’attrait pour les journalistes d’un 1er mai chômé à Champagnac.

DU 1er MAI A LA GRANDE GREVE

Ce jour-là à quatre heures du matin un ruban rouge orné de deux mains entrelacées à la boutonnière, faisant fi de la stricte interdiction de manifester du ministère de l’Intérieur relayée par l’autorité préfectorale, bravant les menaces de répression ici ou là proférées et en dépit de l’annonce faite par l’administration de la mine de ne pas reprendre le 2 au matin « les fêteurs du 1er mai », les mineurs se réunirent à ciel ouvert dans les prés et les chemins donnant accès aux galeries avant de former le cortège et d’organiser la manifestation. S’ils n’eurent pas le lendemain à « recourir au drapeau de la grève », et bien que la direction de la mine après négociations n’ait pas mis ses menaces à exécution, chacun savait cependant qu’un mouvement important allait bientôt se produire.
L’antagonisme entre la Compagnie et les ouvriers était exacerbé. Le patronat jusqu’alors tout puissant sentait la force de la solidarité se dresser devant lui. L’irritation des ouvriers longtemps refoulée allait finir par exploser.
A la mi-mai, quelques mineurs avaient avancé l’heure de sortie pour assister à un enterrement civil. Le lendemain, lorsqu’ils iront prendre leur lampe pour descendre à la mine, on la leur refusera. Le soir-même, la grève était acclamée.
Les mineurs de Champagnac entrèrent en mouvement le 17 mai 1895, déterminés et assurés du soutien des démocrates : « Nous avons les yeux sur vous » écrivait Le Progrès du Cantal, en annonçant l’ouverture d’une souscription.
L’assemblée des grévistes approuva la proposition d’arbitrage du conflit par un juge de paix. Pour ne rien précipiter, les « gueules noires » préférèrent toutefois attendre la venue de Jaurès à Champagnac. Elle ne fut pas confirmée. La Compagnie repoussa cependant la demande et organisa une propagande effrénée.
Les cris mille fois répétés : « Vive la grève ! » retentirent de toutes parts.

UN LARGE SOUTIEN POPULAIRE

Le succès de la souscription ne se fit pas attendre. Au fil des semaines, elle s’étendra à la plupart des localités du département. Les libellés qui accompagnaient les noms des souscripteurs étaient significatifs de l’état d’esprit de la population : « Honte aux capitalistes », « La liberté pour les ouvriers comme pour les évêques », « Maudits soient les affameurs du peuple », « Drapeau rouge », etc.
La poursuite de la grève était chaque jour approuvée tandis que le soutien populaire s’élargissait. Parmi les centaines de versements publiés dans Le Progrès, on trouvait côte à côte l’ouvrier typographe, l’ouvrier en parapluie, le galocher, l’instituteur, le professeur, le lycéen, le tailleur, le chaudronnier, le cordonnier, le plombier, le limonadier, le Dr Fesq, Maire d’Aurillac, des socialistes et radicaux socialistes, la Loge d’Aurillac de la Libre pensée. La Ville de Paris annonça un secours de 2 000 francs. Les mineurs de Carmaux adressèrent à « leurs frères » une aide de 500 francs. Le succès de la souscription fut tel que le sous-préfet de Mauriac s’en inquiétât. Le 31 mai, il adressa un télégramme au Préfet du Cantal ainsi libellé : « des grévistes se rendent dans les communes environnantes et même assez éloignées pour faire souscrire à domicile. Je ne crois pas devoir m’y opposer mais peut-être serait-il bon de porter ces collectes à la connaissance du gouvernement pour le cas où il ne voudrait pas les tolérer… ».
Le sous-préfet ajouta que depuis le refus du directeur d’accepter l’arbitrage, l’opinion publique était entièrement favorable aux grévistes dans toute la région. Un bruit circula dans les villages du bassin. Le directeur de la mine, Pochat, serait caché dans un château avoisinant. Les allées et venues d’une voiture circulant à rideaux fermés intriguait la population.

LE BASSIN MINIER ASSIEGE

Cavalerie

Le gouvernement mit en place un important dispositif répressif. Le bassin minier fut véritablement assiégé par les brigades de gendarmerie et les soldats du 139ème Régiment d’Infanterie. Le ministre de l’intérieur adressa un télégramme au Préfet du Cantal : « Si vous avez besoin de troupes, faites venir la cavalerie à Champagnac ». Les patrouilles de fantassins obtinrent les renforts d’un demi escadron de dragons à cheval de St Etienne. Un morne silence, que seuls le cliquetis d’un sabre ou le choc d’un fusil viendront interrompre, s’était abattu sur la contrée.
Assis devant leur pas de porte ou occupés dans leur jardin, convaincus de la légitimité de leurs revendications, les mineurs regardaient impassibles, sans le moindre geste de dépit, les incessants va-et-vient des militaires. L’un d’eux s’interrogea avec ironie à savoir si la compagnie ne devrait pas demander également l’envoi d’une batterie d’artillerie…. et fit observer que les frais d’entretien des troupes devraient être à sa charge.
La population n’exprima pas d’hostilité à l’égard « des pauvres soldats » qui couchaient dans l’humidité et contractaient de graves maladies. Elle ne se méprit pas entre la situation des appelés et le rôle du pouvoir. Le sort d’un jeune cheval des dragons de St Etienne venu chercher la mort à Champagnac en se donnant un violent coup de tête sur une poutre de l’écurie en témoigne également. Ce fut l’occasion pour la population minière de partager quelques bons steaks avec les soldats.

QUE LE PLUS FAIBLE PERISSE !

La chambre syndicale avait déposé une plainte à propos du travail de jeunes garçons depuis le début de la grève. Dans le procès-verbal d’enquête, le contrôleur des mines constatait l’activité de quatre adolescents au fond, deux autres âgés respectivement de 14 ans et 14 ans ½ au piquage de la chaudière. Il concluait toutefois que les exploitants n’étaient pas en infraction au regard de la loi. Il préconisait tout au plus un examen médical.
Le citoyen Cinier, délégué mineur, rentra de Paris. Sur ses instances et celles de Millerand, le ministre de l’intérieur mandata les 2 000 francs votés par le conseil municipal de la capitale en faveur des familles nécessiteuses. Le Préfet de la Seine avait émis des réserves et bloqué les fonds.
Le ton monta d’un cran du côté de la Compagnie. A la mi-juin, après un mois de grève, l’ingénieur principal indiqua au Préfet que tous les administrateurs consultés étaient d’avis qu’il valait mieux ne pas exploiter la mine que d’être obligé de le faire « avec un personnel sur lequel on n’aurait aucune action ». Dix ouvriers menacés de renvoi reçurent leur notification.
L’ingénieur Béraud fut également renvoyé. Le Réveil de Mauriac parla d’exécution sommaire. Plus que tout autre, cet ingénieur avait contribué à la prospérité de la mine.

Dans le bassin on était persuadé que la Compagnie lui reprochait d’avoir servi sous l’ancien directeur. Interrogé par Le Progrès, ce dernier, M. Rongier, se demanda si les propriétaires de la mine poursuivaient de leur haine tous ceux qui l’avaient approché. Alors qu’il n’avait joué aucun rôle dans la grève, il avait conscience que les rapports adressés au Ministère de l’Intérieur lui attribuaient une présence très active. Sur ordre de l’administration il fut surveillé en permanence : « un agent de police vient jusque dans les cafés voir avec qui je prends mon bock… » Il avoua avec humour avoir été loin d’imaginer que sa modeste personne fût de nature à troubler à ce point la quiétude gouvernementale mais comme on le prenait à partie il était disposé à sortir de sa « neutralité ». Ne cachant pas son antipathie pour Pochat « homme sans cœur et sans entrailles », sans se préoccuper si ce serait ou non agréable à l’administration, il apporta son obole aux grévistes « d’honnêtes gens, dignes d’intérêt, dont la conduite est exemplaire. »
Pour continuer à survivre, dès le mois de juillet de nombreux mineurs allaient faucher et faner dans les communes voisines. Le gouvernement était accusé de « continuer à se croiser les bras en attendant que le plus faible périsse ».

LES FEMMES DES MINEURS !

Réclamant du pain, plusieurs dizaines de femmes de mineurs se rendirent jusqu’à la mine pour tenter d’interrompre la ventilation des puits, espérant contraindre les non-grévistes à cesser le travail. Alors que les gendarmes tentèrent de les disperser elles se couchèrent sur le sol. Les forces de l’ordre eurent beaucoup de mal à les dissuader de leur intervention.
Le soir-même quelques 300 grévistes rassemblés au son du clairon chantèrent « La Carmagnole » et autres chants de grève. Le lendemain, suite à l’arrestation d’une femme de mineur, le son du clairon retentit à nouveau. Les mineurs aussitôt réunis se dirigèrent vers la gare où elle était retenue. Le délégué Cinier réussissant à calmer les esprits des manifestants qui criaient : « Pochat à l’écurie, Verzat à la boucherie », leur fit déposer dans les haies les bâtons et les faucilles dont ils s’étaient armés. Ceux qui avaient connu l’ingénieur Verzat à Decazeville racontaient qu’à l’époque, lors de la grande grève, il ne dut son salut qu’à un tonneau où il s’était réfugié pour ne pas subir le même sort que Watrin. Ce dernier, roué de coups par une foule en colère, fut défenestré et mourut quelques instants plus tard. Les femmes des mineurs de Champagnac imaginaient bien Verzat dans un tonneau : « On en fera du petit salé » lançaient-elles. Le délégué Cinier proposait de garder les tonneaux plutôt pour y mettre du vin…
Par arrêté municipal et sur injonction préfectorale, le Maire d’Ydes interdit désormais les sonneries de clairon par les particuliers, considérant qu’elles pourraient amener des confusions regrettables pendant la présence des soldats.
A la mi-juillet, une réunion fut présidée par Le Progrès à la demande des ouvriers. Bon nombre de ces travailleurs étaient aux champs, mais leurs femmes et leurs filles les remplaçaient, courageuses, patientes, plus énergiques que jamais. Au bureau, avaient également pris place le citoyen Zévaès, rédacteur à La petite République, l’un des plus éloquents collaborateurs de Jaurès, et Rondet, Secrétaire Général de la Fédération minière de France. Le président du comité de grève, Cinier, proposait une motion demandant à M. le Préfet de ménager une entrevue entre les délégués mineurs et l’administration de la mine. Le Comité de grève décidait également de s’adresser aux groupes socialistes et libres-penseurs, ainsi qu’à la presse républicaine.

mines

« A L’AIDE POUR NOS DROITS ET POUR NOS LIBERTES QUI SONT LES VÔTRES »

«Forts de notre droit, décidés à ne pas laisser porter atteinte à la liberté de conscience qui est le patrimoine de tous les citoyens, nous sommes sortis de la mine et nous n’y rentrerons qu’après et avec la victoire". Cette victoire du travail, au service de laquelle nous avons -nous, nos femmes et nos enfants- mis, sans hésiter, des semaines et des mois de misères et de souffrances, c’est à vous camarades mineurs, à vous, syndicats de tous les métiers, à vous, libre-penseurs, qu’il appartient de l’assurer.
Fournissez-nous les munitions nécessaires, donnez-nous le pain qui va bientôt nous manquer, et désormais convaincus de l’impossibilité de nous affamer, nos exploiteurs, qui ne font qu’un avec les vôtres, ne seront pas longs à capituler… Que partout on batte le rappel des gros sous, et les prolétaires auront raison de la féodalité capitaliste, dont la richesse scandaleuse est faite de l’exploitation du travail. »

Le conseil municipal de la commune de Champagnac, présidé par Chadefaux, maire, décidait de distribuer aux quarante familles les plus dans le besoin, les sommes prévues pour les réjouissances publiques de la fête nationale du 14 juillet.

L’APPEL DE JAURÈS

Deux cents personnes se réunirent à Aurillac dans la salle de la Halle aux blés pour écouter la conférence de Zévaès, orateur de race, aux convictions profondes, au style imagé. De nouvelles réunions publiques furent animées à Bort-les-Orgues, Tulle, Maurs, etc.
Dans La Dépêche de Toulouse du 24 juillet, Jean Jaurès lança à la Une du journal un vibrant appel à tous les républicains, à tous les esprits libres, afin qu’ils comprennent la gravité de la question posée : « voilà deux mois que des ouvriers sont en grève et luttent avec une admirable persévérance. Jamais grève ne fut autant légitime, jamais ouvriers ne méritèrent mieux la sympathie et l’appui de tous les démocrates et républicains sincères. Il faut que partout, si dépouillés soient-ils, les travailleurs se cotisent pour leur envoyer secours. Tolèreront-ils que ces braves gens soient écrasés faute de subsides, faute de moyens d’existence ? »
La compagnie des mines poursuivit sa campagne d’intoxication et s’efforça par voie d’affiches de dénaturer les causes du mouvement. Le comité de grève s’adressa à son tour à la population pour rétablir les fait : « Si, depuis deux mois, s’exposant à toutes sortes de privations et de misères, les mineurs de Champagnac ont cessé le travail, ce n’est pas, comme dit la compagnie, sous l’influence de quelques "Meneurs", c’est afin de défendre leur syndicat qui existe conformément à la loi mais que la compagnie se refuse à reconnaître." Sur dix ouvriers renvoyés et dont leurs camarades réclament la réintégration, huit sont membres du bureau du syndicat. Les grévistes concentraient leurs efforts sur la réintégration des mineurs renvoyés, mais la compagnie repoussait systématiquement toute proposition de conciliation et d’apaisement.
Le Progrès reçut une longue lettre de Pochat. On y voit, soulignait C. Ibos directeur de la publication, que le dit Pochat a toutes les audaces même celle de se dire l’ami des syndicats. Pour le directeur du Progrès : « La vérité c’est qu’il voudrait faire peser la déconsidération sur la masse ouvrière de Champagnac. Mais à quoi servent les tyrannies, les vexations, les implacables persécutions ! La grève de Champagnac n’aura pas été inutile, puisqu’elle aura prouvé aux mineurs que toute la population fait cause commune avec eux et que l’entente serait vite accomplie entre tous les habitants d’un pays. »
La presse relata l’incident arrivé à un mineur arrêté par les gendarmes en état d’ébriété. Ces derniers dressèrent un procès-verbal qu’ils promirent de supprimer s’il reprenait le travail à la mine. Quelques jours plus tard, le même journal se fit un plaisir d’évoquer la mésaventure d’un autre ouvrier mineur également arrêté en état d’ivresse et pour outrage à la gendarmerie. Il s’agissait cette fois d’« un salarié de Pochat racoleur et provocateur »…

LA FAIM ET LA REPRESSION

La situation était de plus en plus tendue dans le bassin houiller. La compagnie réalisait des efforts inouïs pour engager les ouvriers à la reprise. Traqués par la faim et les provocations policières, on craignait que certains ouvriers en viennent aux plus redoutables extrémités. Le patronat était cruellement rancunier. Le rédacteur correspondant de La Dépêche de Toulouse fut, à la stupéfaction générale, conduit menottes aux mains à la prison de Mauriac entouré de huit gendarmes.
Ce journaliste suivait le mouvement de grève depuis le début. Il venait d’adresser, à chaud, un télégramme à son journal relatant de « graves incidents » :« Grande agitation - sous-préfet en uniforme - lieutenant de gendarmerie, commissaire spécial sont là avec grand déploiement de forces - Grévistes en bon ordre se dirigent vers siège du comité, - mais gendarmes maltraitent tout. Une femme empoignée, frappée. Ceux à cheval chargent foule… Agissements odieux. Grande indignation des mineurs calmes jusqu’à présent. »
L’éminent député Viviani, avocat à Paris, vint au tribunal défendre les victimes de l’oppression dont le citoyen Cinier, délégué mineur, qui comparut le premier. Un seul témoin le charge, le commissaire spécial que Le Progrès dépeignait avec « une barbe prétentieuse et une attitude pommadée ». Les griefs qu’il énumère sont si légers qu’il en ajoute d’autres méconnus du tribunal. Le délégué mineur réduit les différentes accusations à néant. Le procureur de la République prend alors la parole. De son argumentation aussi confuse qu’embrouillée, ressort que le citoyen Cinier tombe sous le coup de la loi de 1848 sur les attroupements. Il termine en faisant un portrait poussé au noir et au grotesque du délégué mineur. L’avocat de Cinier a la partie belle et ne la laisse pas échapper : « N’est-ce pas M. Pochat lui-même, s’écrie le brillant orateur, qui a poussé à la grève par ses exactions qui contrastaient si fort avec l’administration humaine et tolérante de M. Rongier, puis, par la publication du fameux numéro de l’Indépendant du Cantal du 3 décembre 1893, où il est dit que la Société des mines de Champagnac a fait des affaires en or, doublé et triplé son capital, alors que le travail de l’ouvrier n’était ni plus, ni moins payé qu’auparavant ?"
Les griefs reprochés à Court tenaient encore moins debout que ceux reprochés à Cinier. A-t-il traité les gendarmes, de tas de brutes ? La chose est douteuse, attendu que si les gendarmes Legay, Ducousset, etc, l’affirment, le gendarme Ibos répond, lui, l’avoir pris par le bras pour le faire circuler, mais n’avoir rien entendu du tout. Le témoin Zévaès est ensuite appelé. Mais comme il semble vouloir donner quelque ampleur à son témoignage, le président le renvoie à sa place. Interrogé, Court répond avec calme et précision. Ce qui étonne tout le monde, c’est d’apprendre qu’il est né en 1876 et qu’il n’a, par conséquent que 19 ans ! Le procureur semble désarmé lui-même en face d’un âge aussi tendre et Me Delzangles son avocat, n’a pas de peine à intéresser les juges à son client, méridional sans doute, mais franc et loyal comme pas un ! Le tribunal prononcera des peines sévères à l’égard de Cinier (2 mois de prison) et Court (8 jours).
Le délégué mineur intervint à la réunion ouvrière du lendemain pour que le mouvement se poursuive malgré sa condamnation. Par acclamation la poursuite de la grève fut votée. Dans les jours suivants, Cinier fut conduit à la maison d’arrêt. Un nouveau président du comité de grève fut désigné. Le rédacteur du Progrès affirma que si l’administration avait cru tuer la grève en la décapitant de son chef, elle s’était trompée.

LA REPRISE DU TRAVAIL

Cependant, Michel Rondet dont c’était la dernière mission nationale, avait encouragé les grévistes à former une délégation afin de négocier en compagnie du sous-Préfet. La direction refusa puis, sous la pression du Préfet, accepta.
A la mi-août, la réunion des grévistes présidée par J. Félicien Court, relâché la veille, fut l’occasion pour le comité de grève de rendre compte de la rencontre intervenue entre la délégation de grévistes et les représentants de la Compagnie en présence du Préfet du Cantal.
La direction proposa la journée de 8 heures pour les chantiers humides, la paie intégrale tous les jours pour les ouvriers à la journée, l’amende substituée à la mise à pied, etc. La Compagnie prit aussi l’engagement de ne renvoyer aucun ouvrier du fait de son affiliation au syndicat.
Après juste trois mois de grève, la reprise du travail fut votée.
Le Progrès reproduisit dans ses colonnes la lettre d’un démocrate, ami des travailleurs, qui reprochait aux journaux locaux, « même ceux de Paris », d’attribuer le dénouement du conflit au Préfet du Cantal. Sans lui contester un certain esprit de conciliation, le rédacteur anonyme estimait qu’il fallait bien que ces trop heureux hauts fonctionnaires, créés par l’Empire et soigneusement conservés par la République, aient l’air de quelque chose. Même s’il reconnaissait au préfet un certain esprit de conciliation, il fallait, selon le rédacteur anonyme chercher ailleurs des facteurs véritables de l’issue du conflit : l’esprit de la population ouvrière de Champagnac, la solidarité et la proximité du 15 septembre, échéance habituelle pour les commandes de charbon.
Au lendemain de la reprise, les versements de soutien continuèrent à affluer de tous les coins de France : de Toulouse où le Conseil municipal avait adopté une aide de 500 francs, de Saint-Etienne, Montluçon, Decazeville, Tulle, Moulins, Nîmes, des mineurs des côtes chaudes, de Montvic, de Carmaux, de Bussières-les-Mines…
Gérant au mieux leur caisse de secours, les mineurs de Champagnac reprirent confiance.

Pour aller plus loin, consulter Le pain de l'industrie de Pierre Brugel paru en juillet 2004 aux Editions Ostal del Libre

le pain de lindustrie pierre brugel

 

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